50 I Beaux Arts
L’ART DES ÉMOTIONS l TOUTE UNE HISTOIRE
Et puis, il y a tous ceux qui
n’ont pas renoncé à donner
dans le pathos hyperbo-
lique : Ron Mueck et ses
sculptures hyperréalistes
sur- ou sous-dimensionnées
mettent sous le nez du spec-
tateur des êtres sans
défense, sujets à d’inson-
dables terreurs qui les
laissent prostrés. Ils sont les
héritiers des personnages
ordinaires de Duane Han-
son, qui, perdus dans leurs
pensées et noyés dans l’an-
xiété, n’ont plus la force de
vous regarder dans les yeux,
habitués qu’ils sont à passer
inaperçus et à garder pour
eux leur mélancolie. Bas Jan
Ader est l’un des rares a
avoir osé se présenter à la face du monde (de l’art) éploré et
déboussolé. L’artiste néerlandais, qui disparaîtra en mer au
cours d’une traversée de l’Atlantique à bord d’un minuscule
voilier, s’était filmé pleurant toutes les larmes de son corps,
grimaçant et sanglotant, au point que l’on se demande s’il
ne rit pas de sa propre peine. I’m Too Sad to Tell You [ill. ci-
contre] demeure à jamais l’œuvre de toutes les amours bri-
sées et des âmes inconsolables.
Sève sentimentale
Mais l’amour, la haine, la douleur, la colère, les passions
ne sont plus confinés dans l’espace domestique ou la
sphère privée dès lors qu’une Barbara Kruger y met ses
formes, ses mots, ses modes d’affichage. Avec l’Américaine,
les passions deviennent des revendications : ce que chacun
ressent devient hautement public et politique parce que
nos existences, affirme-t-elle, sont désormais la proie du
capitalisme et des chefs d’État. I Shop Therefore I Am
(«J’achète donc je suis»), Love for Sale («Amour à vendre»),
You Me We («Toi moi nous») [ill. ci-dessus], trois pronoms
barrant l’image d’une femme se tenant le visage dans les
mains, désespérée, sont quelques-uns de ses slogans, affi-
chés en lettres majuscules pour dire combien nos senti-
ments sont aux mains de forces non plus divines mais
sociales, contre lesquelles il s’agit de lutter. C’est pourquoi
les passions dans l’art contemporain sont moins incarnées :
parce que l’économie, la publicité, la communication se
sont en partie arrogé les représentations du désir, du rire,
de la mélancolie, du désir (celui d’acheter comme d’être
vivant) pour mieux toucher le consommateur en puissance
que nous sommes tous. Les artistes aujourd’hui n’ont plus
le privilège d’exprimer nos passions. Ils le savent. Ils
œuvrent dès lors à reconquérir cette place qui leur revenait.
Cette reconquête passe par des formes d’expression
modestes ou tapageuses, qui ne peuvent plus se permettre
d’ignorer que les passions sont devenues une denrée rare,
prisée par le marché, qu’il s’agit de se réapproprier et d’hu-
mecter à nouveau d’un brin d’insouciance et d’innocence.
C’est à cette condition que la sève sentimentale continuera
à faire battre le cœur des foules et de l’art. n
Trois tomes d’une histoire hypersensible
«Suivre pas à pas la présence de l’émotion dans l’histoire, mesurer l’épaisseur qu’elle peut donner au temps, son impact
sur la sensibilité, la couleur, la tonalité, de chaque ensemble culturel.» Tel est l’objet de l’ouvrage colossal paru en 2016
et 2017 sous la houlette de Georges Vigarello, grand spécialiste des représentations du corps, Alain Corbin, connu pour
ses travaux sur l’histoire des sensibilités, et l’anthropologue Jean-Jacques Courtine. Du sensuel Laocoon de l’Antiquité
grecque au terrible Jugement dernier de Rogier Van der Weyden, des tourments sublimes des paysages de Friedrich à la
dernière folie de la papesse de la performance Marina Abramovic, les auteurs puisent allégrement dans l’histoire de l’art
pour explorer ce qui n’est pas toujours visible mais pourtant essentiel : la force des sentiments qui nous
gouvernent. Un ouvrage à lire avec passion, en attendant l’exposition que prépare Georges Vigarello
sur le sujet, à découvrir l’année prochaine au musée Marmottan Monet, à Paris. Daphné Bétard
Histoire des émotions (3 tomes) sous la dir. d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello
éd. Seuil • 500 p. et 39 € chacun
CI-DESSUS
Bas Jan Ader
I’m Too Sad
to Tell You
Une vidéo
extatique
où le Néerlandais
se filme en plan
serré, en larmes,
le visage déformé
par le chagrin,
incapable de
trouver les mots.
1971, film 16 mm noir
et blanc transféré sur
support numérique,
silencieux, 3’21’’.
Barbara Kruger
Sans titre
(You Me We)
Les images de
Barbara Kruger,
frappées
de slogans
qui claquent,
empruntent
les codes de
la propagande
pour faire
vibrer les
sentiments
d a n s l’e sp ac e
public.
2003, photographie,
155 x 124 cm.