62 I Beaux Arts
L’ART DES ÉMOTIONS l LES CORPS ET LES CRIS DE LA DOULEUR
D’
une blessure amoureuse banale mais
vécue comme le «moment le plus dou-
loureux de sa vie», Sophie Calle a fait une
œuvre. Pour atténuer la souffrance,
l’éprouver, la relativiser, elle a demandé
à des amis et connaissances de lui raconter leur propre
expérience. Il en est sorti un livre d’artiste intitulé Douleur
exquise – terme qu’elle définissait en préambule comme
une «douleur vive, nettement localisée» – où chaque récit
récolté est confronté à sa propre histoire, que l’artiste
répète jusqu’à l’épuisement, son texte se faisant plus
court, laconique au fil des pages, l’encre s’effaçant peu à
peu pour devenir illisible. Mais la cicatrisation de l’auteur
se fait par vases communiquants avec le lecteur-specta-
teur. Elle semble même fonctionner à l’inverse pour ce
dernier. Les différentes histoires, tantôt tragiques, tantôt
absurdes, suscitent l’empathie autant qu’elles ravivent de
vieilles blessures, éveillent des sensations éprouvantes.
Nous voilà pris au piège de la douleur, sentiment intime
et universel, que chacun a vécue avec plus ou moins d'in-
tensité. L’art permet de s’y confronter, de la résorber, voire
de la transcender. Il est même souvent son corollaire,
offrant aux artistes le moyen d’aller fouiller les tréfonds
de l’âme humaine, dans des œuvres exprimant la peine,
le mal-être, la perte.
La Passion du Christ, martyre majuscule
La douleur est la passion que les créateurs ont le plus
représentée, particulièrement dans l’Occident chrétien.
Conséquence du péché, elle doit être acceptée par les
fidèles, leur dit l’Église ; elle est la condition sine qua non
de leur rédemption. La montée au calvaire, la flagellation,
la couronne d’épines enfoncée dans le crâne, les proches,
impuissants, déchirés par le chagrin : la Passion du Christ
en est l’incarnation absolue. Dès le IIe siècle est élaborée
une iconographie de la souffrance autour du martyre de
Jésus et des saints, destinée à toucher au cœur le specta-
teur et à exalter le sentiment religieux. De la douleur naî-
tront quelques-uns des plus beaux chefs-d’œuvre de l’his-
toire de l’art, tels la Déposition de Croix (1305) de Giotto,
où les anges et les saintes sont ravagés par la tristesse, le
sublime Adam et Ève chassés du paradis [ill. p. 43] peint
par Masaccio dans la chapelle Brancacci (église Santa
Maria del Carmine, à Florence), ou la Descente de Croix
PAGE DE DROITE
Sophie Calle
Où et quand?
Lourdes [détail]
L’artiste pose
façon kitsch
en Bernadette
Soubirous lors
de l’une de ses
visions mariales.
2005-2008,
photographie,
textes, néon, marbre,
48,4 x 36,3 cm.
CI-DESSOUS
Rogier van
der Weyden
La Descente
de Croix [détail]
Le chef-d’œuvre
du maître flamand
est une ode
aux sentiments
humains.
Vers 1435, huile sur
bois, 220 x 262 cm. QQQ