Beaux Arts Magazine N°422 – Août 2019

(Kiana) #1
Beaux Arts I 77

comédie, 28 pour la tragédie et 4 pour la satire. On les iden-
tifiait par la couleur du visage : le rouge signifiant la vitalité
du satyre, le blanc la passivité féminine... Un teint hâve
exprimait aussi la frustration du libidineux ou de l’amou-
reux transi. La coiffure répondait à des conventions encore
plus complexes : plus la barbe était longue, moins le cheveu
était foncé, plus le personnage était avancé en âge. Une
perruque blonde et crépue indiquait une nature impulsive ;
des cheveux dressés, l’effroi. Quant aux masques sati-
riques, un nez de cerf faisait le parallèle entre le personnage
et un animal en rut, et des oreilles longues d’avoir trop été
tirées désignaient un pique-assiette. Comme ces faciès
devaient être perçus depuis le dernier rang, leurs traits
étaient exagérés. Les sourcils en constituaient l’élément
principal : pointés vers le haut, ils exprimaient la terreur ;
en forme de W, la colère ; droits, la sagesse. Quelques
masques à double expression (côté droit serein, côté gauche
furieux) évitaient aussi au comédien de jouer les transfor-
mistes : il lui suffisait de montrer son profil gauche ou droit
pour passer d’un air débonnaire aux affres de la colère.


Des acteurs en apnée et aveugles


Ces masques gréco-romains sont à l’origine de la com-
media dell’arte, qui ne déclinera qu’au XIXe siècle, longévité
qui n’a d’équivalent que celle du nô, figé jusqu’à nos jours.
Apparu au XIIIe siècle au Japon, ce théâtre a été codifié et
fixé un siècle et demi plus tard, tant dans son répertoire que
dans son décor (unique) et ses costumes. Se pliant à la
manie nipponne des nomenclatures, les 150 masques
(nômen) employés sont classés en cinq catégories  : les
hommes (otoko), les femmes (onna), les vieillards (jô), les
fantômes (onryô) et les démons (kishin). Aux deux ou trois
rôles principaux s’ajoutent quelques figurants, dépourvus
de masques mais contraints à maintenir leur visage impas-
sible, sans oublier la cinquantaine de masques de kyôgen,
intermèdes burlesques dont le but est de reposer le spec-
tateur de la théâtralité soutenue pendant les cinq actes
(aujourd’hui deux ou trois) du spectacle.
À moins d’être lui-même un original, tout nômen est la
copie de l’un des 138  honmen, masques-étalons que
quelque moine virtuose a taillés il y a des siècles dans le
bois hinoki (cyprès du Japon). Cela explique que les jeux
de honmen soient confiés à la garde de temples shintoïstes
ou des maisons de nô les plus prestigieuses. Conformes en
tout point à celles des originaux, les expressions se plient
à une codification symbolique. Les sentiments courants
(colère, effroi, étonnement...) ou le caractère du person-
nage (impulsif, naïf, gai...) sont exacerbés par la caricature,
qui joue en priorité sur le volume des joues, les rides de la
bouche, les sourcils. Pour éviter de parasiter l’expression,
la taille des ouvertures pour respirer (bouche ou narines)
et voir (fentes ou trous) est réduite ; à moitié aveugle, le shite
(«celui qui agit») doit compter ses pas et s’orienter à l’aide
des quatre piliers qui bornent la scène. La subtilité du
masque est moins dans son simple aspect que dans la
manière dont son relief ingénieux réagit à la lumière (ini-
tialement produite par le reflet solaire sur les graviers
blancs entourant l’estrade) : orienté vers le haut, le masque
peut ainsi prendre un air enjoué, hiératique lorsqu’il est
perpendiculaire, triste lorsqu’il se penche, l’acteur inté-
grant ces subtilités jusqu’à les oublier. n


Masque,
époque romaine
Ce masque
réaliste est
peut-être à
l’effigie de Senex,
le vieillard cher
aux comédies
romaines, bien
que les cornes
rappellent
le dieu Pan.
Ier siècle av. J.-C.-
Ier siècle ap. J.-C.,
fresque découverte
à Pompéi.
CI-DESSOUS
Pietro Longhi
Masques
vénitiens
Un des rôles du
masque antique
était de garantir
l’anonymat.
Cet aspect a
séduit le public
au XVIIIe siècle.
La disparition
du bas du masque
permettait
de manger sans
être reconnu.
1757-1760, huile sur
toile, 61 x 49 cm.
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