Beaux Arts Magazine N°422 – Août 2019

(Kiana) #1

82 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l QUAND NOS DÉSIRS FONT DÉSORDRE


M


alheur à qui n’a plus rien à désirer! Il perd
pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On
jouit moins de tout ce qu’on obtient que
de ce qu’on espère», théorisait Jean-
Jacques Rousseau dans la Nouvelle
Héloïse (1761). Un siècle plus tôt, Bossuet, dans son Traité
de la concupiscence, s’interrogeait déjà sur ce penchant
pour les plaisirs sensuels «qui lie l’âme au corps par des
liens si tendres et si violents». Mais comment exprimer
visuellement une telle pulsion? Par le regard de l’homme
sur la femme, évidemment. Des yeux agités, menant par-
fois à la violence ou au désespoir lorsque l’objet du désir
résiste ou déçoit. Première phase : l’apparition. Souvent
sans préavis. Car le désir est fugace. Il est lui-même pré-
cédé par la curiosité, provoquée par la vue d’une simple
beauté. Quel instant choisira donc le peintre pour le figu-
rer? Quand ils représentent l’épisode biblique de Suzanne
au bain (Livre de Daniel), Tintoret ou Rembrandt peignent
encore sous le joug de la morale catholique. Ils montrent

comment la très chaste jeune femme suscite malgré elle
un désir fou chez deux vieux libidineux, cachés dans le
jardin clos où elle prend son bain. Suzanne, dans chaque
version, n’a pas eu le temps de recouvrir sa nudité : c’est
le moment de la surprise, de l’effraction [lire ci-contre].
À la Renaissance, les œuvres profanes comme sacrées
utilisent le prisme des amours mythologiques pour mettre
en scène ce désir interdit aux hommes. Titien saisit ainsi
l’instant où Actéon surprend dans la forêt Diane prenant
son bain (les Métamorphoses d’Ovide). La déesse, furieuse,
ne laisse guère le temps au chasseur d’exprimer son désir,
ni à Titien de le représenter. Le voilà transformé en cerf.
Pour l’Église, l’homme concupiscent n’est qu’un animal.
Mais lorsque l’étau de la religion se desserrera, à partir du
XVIIIe  siècle, les passions humaines s’exprimeront plus
ouvertement. Les visages des femmes seront eux aussi par-
fois marqués par les rêveries érotiques. Car oui, les femmes
aussi possèdent un sexe, et une libido. La révolution
sexuelle de l’art peut commencer. n

«


Ary Scheffer
Les ombres
de Francesca
da Rimini
et de Paolo
Malatesta
apparaissent
à Dante
et à Virgile
Le peintre
romantique
représente
avec une grande
chasteté les âmes
tourmentées
des amants de
la Divine Comédie
de Dante,
prises à jamais
dans le tourbillon
de l’Enfer.
1855, huile sur toile,
171 x 239 cm.

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