94 I Beaux Arts
L’ART DES ÉMOTIONS l FULGURANCE DE LA COLÈRE
L
a colère, écrit Basile le Grand, évêque de Césa-
rée au IVe siècle, «est une courte folie» qui
«change l’homme en bête féroce». Elle «arme
le fils contre le père et la fille contre la mère»,
ceux qui en sont la proie deviennent des
«chiens furieux», «ils s’élancent comme des scorpions, ils
mordent comme des vipères.» De toutes les passions
humaines, elle n’est pas l’élue des artistes. C’est que sa
brutalité signifie l’éphémère. La durée lui est antino-
mique. Il lui faut s’évanouir pour laisser place à la répara-
tion. Si elle s’acharne, elle se mue en haine, susceptible
alors d’alimenter la vengeance : «Ira est appetitus vindic-
tae» (Thomas d’Aquin). Les Grecs personnifiaient cette
folie furieuse sous les traits de la déesse Lyssa, mais les
Romains distinguaient Furor et Ira, cette dernière se
manifestant par la brièveté de ses emportements. La ven-
geance, elle, détient l’avantage de soutenir la noblesse
dans l’action, du théâtre antique jusque dans les westerns
hollywoodiens. Son tumulte ne connaît nulle limite. La
colère déshumanise. Selon Sénèque, elle surpasse tous les
vices et soumet toutes les passions : «Les grincements de
dents de l’homme en colère ressemblent à ceux du san-
glier aiguisant ses défenses, sa tête est plus hideuse que
celle d’un fauve blessé», écrit-il. «Nihil habet in se utile.»
Tout est à jeter là-dedans. Dès qu’elle entend raison, elle
n’est déjà plus la colère. Elle est rebelle par essence ; si elle
se laisse modérer, il faut lui trouver un autre nom. Bien
fou celui qui pense la chevaucher pour la dompter, autant
sauter d’une falaise en espérant contrôler sa chute.
Aristote (384-322 av. J.-C.) avait cependant fourni
quelque justification à la colère, quand elle trouve l’of-
fense comme motif. Elle peut donc encourager à répondre
à l’injure et au mépris – adressés à une personne ou une
communauté. Thomas d’Aquin va plus loin encore, au
XIIIe siècle, puisqu’il envisage la colère comme un
passage indispensable quand elle permet de répa-
rer une injustice. Elle n’est pas dans ce cas le mal
pour le mal, que dénonçait Sénèque. Elle
prend un sens en ouvrant la voie à la résolu-
tion de la blessure, par le châtiment du cou-
pable. Mais, encore une fois, il faut l’étouf-
fer pour faire passer la déchirure de
l’instant. Si l’on n’y prend garde, par son
impétuosité, nourrissant le goût du mal
et l’hypertrophie du moi, elle risque
d’ouvrir la porte à tous les vices.
Un rempart à la fantaisie
du rococo
Montaigne poursuit cette réflexion
en allant jusqu’à parler de «raison-
nable cholère». Il met ainsi en garde
contre la tentation de la réprimer, au
risque de «l’incorporer» en soi. «Tant
plus tu te recules arrière, tant plus tu
y entres», avertit-il, en estimant
qu’«il vaut mieux que la poincte
agisse au dehors, que de la plier contre
nous». Il plaide en fait pour la diver-
sion, ce qui lui permet de condamner
ceux qui se livrent au châtiment corpo-
rel des enfants ou des serviteurs. Il veut
bien reconnaître comme Aristote que la
colère sert parfois d’arme à la vertu et la
vaillance, mais lui aussi met en garde contre
ses effets dominateurs. «Nostre main ne la
guide pas, c’est elle qui guide nostre main : elle
nous tient, nous ne la tenons pas.»
La colère le dispute ainsi à la douleur chez les
femmes trahies par les hommes, bafouées par leurs
tromperies, répudiées par leur lâcheté. Mais elle peut
conduire à un désordre plus grand encore. Jalouse,
furieuse de la naissance d’Héraclès à la suite d’une énième
infidélité de Zeus, Héra envoie Iris, messagère des dieux,
et Lyssa, qui traverse les airs sur son char en brandissant
l’aiguillon de la folie, pour lui faire perdre raison. L’hallu-
ciné égorge ses propres enfants et leur mère. Ces messa-
gères du mal sont affiliées aux Ménades, qui descendaient
des montagnes afin de participer aux bacchanales, démem-
brant les enfants pour les dévorer. Iris, sœur des Harpyes,
Lyssa, Érinyes, Bacchantes... Ces figures, représentées au
théâtre, figurent sur les vases et les sculptures dès le
IVe siècle, sans qu’on puisse du reste toujours les distinguer
Max Ernst
La Vierge
corrigeant
l’Enfant Jésus
devant
trois témoins :
André Breton,
Paul Éluard
et le peintre
Une colère,
certes – la fessée
est aujourd’hui
interdite! –,
mais qui plus est
blasphématoire...
Le peintre
surréaliste
n’hésite pas
à montrer la
Vierge corrigeant
violemment son
Enfant, devant
les camarades
Éluard et Breton.
1926, huile sur toile,
196 x 130 cm.
PAGE CI-CONTRE
Le Caravage
Méduse
La sidération
vue par Caravage :
Méduse est
le symbole
même de la furie,
héritant
sa coiffure
de serpents
des Ménades
grecques
et pétrifiant
ceux qui ont
le malheur
de croiser son
regard. À cet
instant, elle
n’est déjà plus
la colère, l’artiste
a choisi l’effroi
qui vient de la
saisir, paralysée
par sa propre
vision d’horreur
dans le miroir
du bouclier
que lui a tendu
Persée.
Vers 1597, huile
sur toile de lin,
60 x 55 cm.