96 I Beaux Arts
L’ART DES ÉMOTIONS l FULGURANCE DE LA COLÈRE
aisément. Cette veine, qui pare la condition féminine des
traits farouches du règne animal, conduit aux charmes
vénéneux du symbolisme, de la peinture préraphaélite ou
de l’expressionnisme germanique.
La colère arme aussi le bras des héros, avec d’aussi
funestes conséquences. L’Iliade, dans ses premiers vers, a
fait la célébrité de celle d’Achille : entraînée par une nou-
velle querelle avec Agamemnon, elle causa aux Achéens
des «souffrances sans nombre», jetant en pâture à Hadès
«tant d’âmes fières de héros». La peinture du XVIIIe siècle
trouve dans ces guerriers un contrepoint moralisant aux
fantaisies du rococo, préparant les proclamations de
Jacques-Louis David.
Méfiez-vous de la colère de la nature
«La colère de l’Éternel va fondre sur toutes les nations,
Et sa fureur sur toute leur armée : Il les voue à l’extermina-
tion, Il les livre au carnage» (Livre d’Ézéchiel). Le Dieu de
l’Ancien Testament ne laisse guère le choix aux idolâtres
quand il promet de faire du royaume d’Édom la demeure
puante des chacals et des serpents, où les montagnes se
fondront dans le sang des cadavres. Une terre désolée d’où
«la fumée s’élèvera éternellement» et qu’Anselm Kiefer a
mise en scène dans Am Anfang (Au commencement) de
Jörg Widmann à l’Opéra Bastille, en 2009. De l’éruption du
Vésuve au séisme de Lisbonne, la colère de la nature est non
moins terrifiante, mais du moins conduisit-elle Voltaire,
dans Candide, à nous débarrasser de la providence divine.
Joseph Mallord William Turner et Philippe-Jacques de
Loutherbourg [ill. p. 98-99] en ont peint les effets terrifiants,
des tempêtes fracassant les navires aux avalanches alpines,
dans l’esprit de l’exaltation de cette puissance suprême.
D’autres ont essayé de trouver un habillage scientifique
à la colère, tout en restant eux aussi marqués par les concep-
tions de l’Antiquité. Dans son ouvrage fondateur sur l’ana-
tomie et la chirurgie (fin du XVIe siècle), Ambroise Paré a
consacré un chapitre aux monstres et aux prodiges. En
reprenant des légendes déjà publiées, il propose de trouver
dans la colère de Dieu la cause de la naissance du «monstre
de Ravenne», pauvre enfant hermaphrodite, à la tête cor-
nue, affligé d’une paire d’ailes, d’un seul pied de rapace et
d’un œil posé sur le genou.
«La prunelle égarée et étincelante»
Citant Sénèque dans son Iconologie, Cesare Ripa (1555-
1622) ouvre la voie à la physiognomonie, en décrivant le
colérique tel un jeune homme maigre, dénudé, le teint
jaunâtre, en qui domine entièrement la chaleur, selon la
théorie antique des humeurs élaborée par le médecin grec
Galien. Prêt à en découdre, il a pour attributs le lion et un
bouclier orné d’une flamme. Dans sa fameuse conférence
sur l’expression de 1668, Charles Le Brun, premier peintre
du roi, le décrit «les yeux rouges et enflammés, la prunelle
égarée et étincelante», le visage déformé par un rictus.
CI-CONTRE
Frederick
Sandys
Cassandra
La belle
Cassandre
prend ici
les traits d’une
jeune Gitane
qui servait
de modèle
au peintre
préraphaélite.
La princesse
troyenne exprime
sa rage et son
impuissance
de n’être point
entendue, alors
qu’elle est habitée
par les visions
de la destruction
de sa propre cité.
Vers 1863-1864, huile
sur bois, 30,2 x 25,4 cm.
Cornelius
Gemma
Le Monstre
de Ravenne
Dans la 5e édition
de son ouvrage
fondateur sur
l’anatomie et la
chirurgie (1598),
Ambroise Paré
reprend des
témoignages
de la naissance
à Ravenne
de ce monstre
hermaphrodite,
dans lequel
abondent
les symboles
freudiens.
Il l’interprète
comme une
manifestation
de la colère
divine, à une
époque où l’Italie
est déchirée
par les guerres.
1575, planche extraite
de Naturæ divini
caracterismis.