Le Monde Magazine Du 27 Juillet 2019

(Dana P.) #1
27 juillet 2019 —MLemagazineduMonde

fièvrejaune

Trois révoltées dans


le boxdes accusés.


U

nmatin dedécembre2018,
Sylvie, 47 anS,agentd’accueil
enmairieayantélevéseule
sestroisenfants,s’estrendue
au Leroy Merlin le plus
prochedechez elle.Au premier vendeur
qu’elleavu,elleadit:«Jesuis “giletjaune”,
j’ai besoinde quelquechose qui fonctionnebien.»
L’hommeatoutdesuitecompris.Etelleest
repartieavecdeslunettesdeprotectionettrois
masquesàgaz,normalementdestinésàsepro-
tégerquandonpulvérisedelapeinture.Mais
égalementtrèsefficacescontrelesnuéesdegaz
lacrymogènes.Deuxmoisplustard,elleétait
interpelléechezelleaupetitmatin,miseen
causedansl’affaireditedu«chariotélévateur»,
aprèsquedes«giletsjaunes»ontdéfoncéla
porteduministèredeBenjaminGriveaux,alors
porte-paroledugouvernement.
C’estendécembre2018aussiqu’unsoir,à
lanuittombée,Karine*,35ans,préparatrice
decommandedanslalogistique,divorcéeet
mèrededeuxenfants,aprissavoiturepour
serendre,avecdeuxautres«giletsjaunes»,
jusqu’auxradars les plus proches de chez
elle.«Audépart,c’étaitjuste pourles embal-
ler dansdu carton.J’en avaispris àmon
travail.»Maisilsontmislefeuauxappa-
reils.Dèslelendemain,alorsqu’elles’était
assiseaumilieudelaroutepourbloquerle
passaged’unpoidslourd,lespolicierssont
venusl’arrêter.Unsoirdedécembre2018

Personne,etsurtoutpaslegouvernement,nelesavaitvusvenir.
Depuisl’automne2018,les“giletsjaunes”saturentl’actualité.Cetété,
“M”revientsurdesaspectsméconnusdecettecrisesocialeinédite.
Lesfemmesontététrèsimpliquéesdanslemouvement.Allantparfois
jusqu’auxlimitesdelalégalité.Soupçonnéesdedégradationsoud’actes
violents,Sylvie,KarineetSoniasesont,pourlapremièrefoisdeleurvie,

retrouvéesengardeàvue.Etpassiblesdestribunaux.Toutesgardent
decesmomentsd’exaltationunefiertéteintéed’amertume.
paralineleclerc—illustrationsartusde lavilléon

encore,Sonia*,33ans,divorcéeetmèrede
deuxenfants,afermélaportedesaboutique
de cigarettesélectroniques,roulé toute la
nuitpourrejoindreParisetvivresapremière
manifestationen tant que «gilet jaune».
«Tous les péagesétaientouverts.Les “gilets
jaunes”nous saluaient,nous encourageaient,
c’étaitsuperémouvant.On avaitl’impression
qu’onmontaitfaire quelquechosede grand!»
Quatre mois plus tard, elle finissait son
samedi menottée,en fourgon,aprèss’être
vivementopposéeauxpoliciersquiinterpel-
laientsoncompagnon.
Sylvie,KarineetSoniaviventàdescentaines
dekilomètreslesunesdesautres.L’uneen
banlieueparisienne,l’autreenBourgogne,
latroisièmedansunvillageprèsdeToulouse.
Ellesneseconnaissentpas.Maiscesderniers
moisresterontpourtoutescommeunmoment
àpart,«gravéàjamais»,glisse Sylvie.
L’annéeoùellesontcruquelarévolutionétait
possible,etoù,enfilantungiletjaune,elles
onttoutdonné,quitteàsemettredansl’illé-
galité.«Jusqu’ici,le seul truc hors la loi que
j’avaisfait de ma vie, c’étaitd’avoirécrit
avec un stylosous le bancde l’arrêtde bus,
au collège.Et encore,c’étaitavec un stylo qui
s’efface»,souritKarine.
Avant de se retrouverdevant la porte du
ministère,ce5janvier,Sylvieavaitvécuun
acteVIIIintense.«Quelquesheuresplus tôt,
j’étaissur la passerelle,toutprèsde

ChristopheDettinger»,dit-elle,encoretout
étonnéed’avoirététémoindescoupsportés
par l’ancien boxeur àunpolicier.Elle a,
commeàsonhabitude,filmétoutesajournée.
Ettoutmisenlignedanslafoulée.«Quand
je regardemes images,je ne me reconnaispas.
Je suis superexcitée,on peut mêmese dire que
jesuis folle.J’étaiscommeconditionnée.»Si
loindecelleassisedevantnous,longsche-
veuxblonds,mascarasurlescils,roberouge
vif,onglesrosebonbonfinementmanucurés.
Quelquesheuresplustard,Sylvieseretrouve
ruedeGrenelle.«Onchante,l’ambianceest
joyeuse.Et là, yalefameuxchariotélévateur.
Les manifestantsessayentd’abordde bloquer
le klaxon,et puis quelqu’unmontedessuset
foncedans la porte.Ce bâtiment,moi, je ne
sais pas ce que c’est :onm’entendmêmeposer
la questiondansma vidéo.Paraîtqu’ils
auraienttrouvé mon ADN sur le chariot
élévateur:je ne saispas àquelmoment je l’ai
touché.J’étaislà, c’est vrai,maisje n’ai fait
que filmer.»Cinqsemainesplustard,lapolice
l’interpellechezelle,auxaurores.«Mon petit
dernier a11ans, il était en panique.Je suis
partiemenottée,entredeux flics.»
Cemouvementdes«giletsjaunes»,Sylvie
l’attendait«depuisdes années».Lestaxes,
lepassageàl’euro,lepeud’aidesquandon
travaille...cesdifficultésàbouclerlesfinsde
mois.«Alors, quandce monsieurÉric Drouet
amis sonmessage sur Internet, je n’ai pas•••

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