Le Monde Magazine Du 27 Juillet 2019

(Dana P.) #1
Pourle critiquemusical(etancienconseillerd’Emmanuel
Macron)SylvainFort,«l’idée d’œuvreperdueen musiquerevêt
unedimensionparticulière.Un tableaupeut avoirété décritou
copié.Une partitionqui disparaît,c’est plus mystérieux,plus
évanescent.C’est commeune voix qui s’en va àjamais.Une fois
que l’onperdlamusique,ilnereste plus rien.»Selonlui,dans
le casdeL’ Arianna,«tout s’ordonneàlaperfectionpour une
mythificationdel’opéraperdu,àcommencerpar le thèmeet le
personnage-clé.Les plus beauxpersonnagessont ceux qui souf-
frent,c’est la quintessencede l’opéra.»
Dansle lamentoquifaitsepâmertoutle monde,Ariane
découvrequ’elleaété trahieet quittée.Ledrameestpalpable,
danstoutesonintensité.«Laissez-moimourir»,pleurel’hé-
roïnesursonrocher.«Lethèmede la mortàl’opéra,qu’il
s’agissede celle d’Isoldechez Wagner,deDidonou de Boris
Godounov,iln’y arien de mieuxquandc’est bien fait»,constate
AlainDuault.Ariane,archétypedela femmedésespérée,sera
àpartirdeMonteverdiunpersonnagerécurrentdansl’histoire
del’opératantil inspireralescompositeurs.

L


emytheautour de “L’arianna”s’estforgédèssa
création.L’ opéraaété conçupourlessomp-
tueusesfêtesdonnéesparle ducdeMantoue
àl’occasiondumariageduprinceFrancesco
deGonzagueetdeMargueritedeSavoie.
ClaudioMonteverdijouitalorsdéjàd’une
bellerenommée.Néen 1567 àCrémone,enLombardie,au
seind’unefamillebourgeoiseet aisée,il s’esttrèsvitedistin-
guéparuneextrêmeprécocité:ilatoutjuste 15 ansquandses
premièresœuvres,desrecueilsdemadrigaux,sontpubliéesà
Ve nise.En1591,il entreauservicedela familledeGonzague
àMantoueauprèsdeVincenzo,militaire,diplomate,maisaussi
grandamoureuxdesartset dela musiqueenparticulier.Leduc
luicommandedesœuvres,l’emmèneavecluilorsdesescam-
pagnescontrelesTurcsenHongrie,àPragueouàVienne.
Dès1604,VincenzodeGonzaguenégocieunenouvellealliance
stratégiquequiprendrala formed’unmariageentresonhéritier
et la filleduducdeSavoie.Pourmontreràtousla grandeurde
sonillustrefamille,il s’engagedansla préparationdeplusieurs
divertissementsqu’ilpourrautiliserpoursa propagandeartis-
tique.Monteverdisevoitconfierunprologuemusicalpour
Idropica,unecomédiedeGuarini,unballet,leballodelle
ingrate,etsurtoutuneœuvrejouéeet chantée,L’ Arianna.
Labelleaventuretourneaucauchemar.Lerythmeestinfer-
nal:Monteverdi,réputépourcomposerlentement,est
contraintparsesemployeursàbouclerla pièceentroismois.
Épuisé,souspression,il doitfairefaceàunesériededrames.
Safemme,Claudia,dontil adeuxgarçonsde3et6ans,meurt
le 10septembre1607.Brisédechagrin,il se remetautravail,
quandunautremalheurl’attend.Lamaîtresseduduc,
CaterinaMartinellidite«laRomanina», unejeunechanteuse
de 18 ansentréeàsonserviceàl’âgede 13 ans,tombemalade
àsontouralorsqu’elleestcenséejouerAriane.Ellemeurtde
la variolele 7mars1608,laissantMonteverdi,quiavaitété
chargédesa formationet étaittrèsproched’elle,profondé-
mentattristé.Saremplaçanten’auraquedeuxsemainespour
apprendrele rôleavantquelesfestivitésnecommencent.À
cesdeuilss’ajoutentd’autressoucispourle compositeur:pour
sesfêtes,le ducapassécommandeàcertainsdesesrivaux,un
contextedecompétitionquile déstabiliseautantqu’ille fati-
gue.Pourdenombreuxspécialistes,lesépreuvesquiont
frappéle compositeurontdonnéàlapartitionuneteinte
exceptionnelle.«LeLamentoest un véritablecataloguedes

passionshumaines,s’extasieDenisMorrier.On ytrouvela
colère,la rage,l’abattement,la mélancolie,la violence,la
rancœur.Tout yest!»En2002,dansla revueAnalysemusicale,
le musicologueJean-PhilippeGuyeécrivait:«Monteverdiest
devenumalgrélui le premiercompositeuràs’exprimerdans son
œuvre,àavoirtransposéune intériorité».Dansunelettredatée
du9décembre1616,Monteverdireconnaîtlui-même:
«L’ Ariannam’inspireune juste plainte.»
Malgré toutescestragédies,la représentationdeL’ Arianna
estuntriomphe.Faitrare–etqui ajouteencoreàlafascination
suscitéeparl’œuvre–, cesuccèsaété abondammentdocu-
mentédèslesjourssuivantle spectacle.Follino,historio-
graphedecour,évoqueainsila présencedesixmillepersonnes

bouleversées:«Onneput accueillirtous les étrangersqui
s’efforçaientd’entreret qui se pressaientàlaporte(...)si bien
que le duc en personnedut venirsur placeàplusieursreprises
pourfaire reculerla foule.»Àproposdela représentation,il
loue«laforce de la musiquede SignorMonteverde».Etil
ajoute:«L’opéraen lui-mêmefut très beau(...)Il ne s’est
trouvéaucunauditeurpourn’êtrealorsapitoyé,ni aucune
damequi n’aitverséquelqueslarmes àcette plainte.»Si
Follinopeutêtretaxédepropagandisteet soupçonnéd’exagé-
rer,d’autrestémoignagesrendentcomptedela ferveursuscitée
parL’ Ariannadontcelui,précieux,deMarcodaGagliano,un
desconcurrentsdeMonteverdi,quiécrit:«Lethéâtreentier
s’est retrouvéému aux larmes.»«Lafable d’Arianeet de
Thésée,au momentdu lamento(...)en fit pleurerbeaucoup
au récit de ses malheurs»,notequantàlui le représentantde
la villed’Este.RogerTellart,l’auteur(aujourd’huidécédé)
deClaudioMonteverdi(éditionsFayard),résume:«Àpartir
dusuccèsemblématiquede son lamento,l’ouvrageaéchappé
àtous repèrespouratteindrele mythe.»

“L’A rianna”représente


unesorte de “chaînon


manquant”pourles


musicologues.“On a


perduungrosmorceau


de l’histoire de l’opéra.


C’estcomme si,en


cinéma,onn’avait rien


entreunfilmd’Hitchcock


et un d’AlmodÓvar!»”
OlivierRouvière,critiquemusical

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