En 1956, l’événement le plus mar-
quant à Wall Street fut l’introduc-
tion en bourse d’une société qui
était restée privée pendant plus
d’un demi-siècle. Les investis-
seurs fi rent la queue pour ache-
ter des actions de la Ford Motor
Company. Le cours bondit de 5
dollars durant la première jour-
née d’échanges. Pourtant, quand
la société était entrée en bourse,
elle n’avait pas besoin de capi-
taux. Henri Ford, le fondateur,
était hostile depuis longtemps
à l’actionnariat public. Il fallut
presque une décennie après son
décès en 1947 pour que la fon-
dation familiale décide fi nale-
ment de vendre certaines de ses
actions Ford au grand public.
Cette année, la vague d’en-
trées en bourse de sociétés très
connues partage quelques points
communs. Uber, Lyft, Slack
et les autres ne sont pas aussi
anciennes que Ford quand elle
est entrée en bourse, mais ce ne
sont pas non plus des sociétés
dans leur première jeunesse. Les
nouvelles entreprises restent pri-
vées plus longtemps. Le nombre
d’entreprises cotées en bourse en
Amérique a baissé de plus d’un
tiers depuis les années 1990.
Une explication est que les fi rmes
technologiques d’aujourd’hui ont
moins besoin de capitaux éma-
nant de la bourse. La valeur des
start-up est plus liée à des idées
et des innovations qu’à des actifs
matériels, tels que les usines.
Certes, les grands patrons de
la tech aiment les possibilités
qu’ouvre une introduction en
bourse. Mais comme Henry Ford,
ils rechignent à perdre le contrôle
(le secret des affaires est très
important pour les entreprises
fondées sur de l’innovation).
Mais la grande mutation n’est pas
la baisse de la demande de capi-
taux, mais une augmentation de
leur disponibilité. Des sommes
qui, à une époque, n’auraient pu
être levées qu’en bourse peuvent
maintenant se trouver facilement
auprès d’investisseurs privés.
Pour bien saisir l’essor des capi-
taux privés, remontons à l’époque
de Ford, où la fi nance était plus
simple. Le fi nancement se faisait
sous forme de prêt bancaire, un
contrat entre un emprunteur et
un prêteur, ou d’un apport de
fonds provenant de la famille,
d’amis ou de partenaires com-
merciaux. Si des sommes plus
importantes étaient nécessaires,
une entreprise pouvait émettre
des titres sur les marchés publics
- des actions ou (pour les mieux
établies) des obligations dites
“de qualité”.
Au moment où Ford Motors est
entré en bourse, des sociétés
de capital-risque sont apparues
pour fournir du capital d’amor-
çage aux jeunes entreprises.
Plus tard, dans les années 1980,
Drexel Burnham Lambert, une
banque d’investissement dyna-
mique, a eu l’idée d’émettre
des obligations “junk”, de qua-
lité inférieure, pour acheter des
entreprises cotées (les “leve-
raged buy-outs” ou “LBO”).
Les grands noms du capital-inves-
tissement d’aujourd’hui, tels que
KKR et Blackstone, se sont affûté
les dents pendant le boom des
rachats d’entreprises des années
- Des concurrents, comme
Apollo et Ares, ont été fondés par
des anciens de Drexel. Les chan-
gements apportés à la réglemen-
tation des marchés fi nanciers
dans les années 1990 et 2000 ont
ouvert la voie au boom récent des
capitaux privés, dont le regrou-
pement a été facilité. La cotation
sur les marchés publics a été ren-
due plus diffi cile.
Des forces plus importantes
sont également à l’œuvre, et se
sont renforcées après la crise
fi nancière. La baisse séculaire
des taux d’intérêt à long terme,
due en partie à l’abondance de
l’épargne, a bénéfi cié d’un coup
de pouce supplémentaire avec la
politique d’argent “facile” des
banques centrales. Les rende-
ments des actions et des obliga-
tions des sociétés ont également
diminué. Les plus aventureux se
sont alors tournés vers le private
equity pour obtenir des rende-
ments plus élevés. De par leur
nature, ces marchés sont non
liquides et moins réglementés.
Les investisseurs espèrent ainsi
tirer profi t d’ avoir accepté d’
immobiliser leur argent plus
longtemps et bien étudié leurs
dossiers.
Les banques, aux fonds propres
limités, ont du restreindre leur
capacité de crédit. Le succès
des prêts à effet de levier – des
titres assimilables à des obliga-
tions – vendus à des syndicats
d’investisseurs privés en est une
illustration. Plus faciles d’accès
que le fi nancement bancaire,
plus fl exibles que les obligations
à haut risque, ils sont le carbu-
rant préféré des LBO. D’autres
formes de crédit privé ressem-
blent beaucoup au crédit ban-
caire. Un “syndicat” peut se com-
poser de quelques créanciers. Le
prêt est sur mesure. Il peut per-
mettre d’acheter un immeuble de
bureaux ou bien un bol d’oxygène
pour une entreprise qui a besoin
de se remettre sur les rails.
La croissance de l’offre de prêts
privés de capitaux propres est
encore plus étonnante. Les
jeunes entreprises de technologie
ont presque l’embarras du choix.
Les fonds souverains, les family
offi ces et même les anciens
fonds de pension se disputent
aujourd’hui des participations
dans de nouvelles entreprises
non cotées. Selon le fournisseur
de données Preqin, les sociétés
de capital-investissement sont
assises sur 2,4 milliards de dol-
lars en attente d’être investis. En
raison de la rareté des cibles dis-
ponibles au rachat, les fonds sont
de plus en plus réticents à aban-
donner les “bonnes” entreprises.
La durée de vie de certains fonds
est prolongée au-delà de dix ans.
Même Henry Ford applaudirait
des créanciers aussi patients. Il
est maintenant admis que les
capitaux privés sont plus adaptés
aux entreprises riches en idées
et innovations que les marchés
actions, avec leurs divulgations
d’informations à tous vents et
leur agitation chronophage. Mais
ce bon sens tend au fi nal à tarir
l’offre sur les marchés fi nan-
ciers. “Alors que la bourse n’est
pas intrinsèquement contraire à la
technologie” , affi rme Ajay Royan
de Mithril, une société de capital-
risque d’Austin, au Texas. Steve
Jobs s’en est bien sorti. Bill Gates
aussi.
Cependant, ce que la Silicon
Valley considère aujourd’hui
comme une norme destinée à
durer pourrait tout simplement
être le résultat de taux d’intérêt
exceptionnellement bas.
THE ECONOMIST
Les investisseurs et les entreprises de la tech plébiscitent cette forme de fi nancement au détriment de la bourse
Capital-investissementCapital-investissement
L’engouement pour le ‘private equity’
ne faiblit pas
ANALYSES
© 2019 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : http://www.economist.com.
Cependant, ce
que la Silicon
Valley considère
aujourd’hui comme
une norme destinée
à durer pourrait
tout simplement
être le résultat
de taux d’intérêt
exceptionnellement
bas
La grande mutation n’est
pas la baisse de la demande
de capitaux, mais une
augmentation de leur
disponibilité.
Des sommes qui, à une époque,
n’auraient pu être levées qu’en
bourse peuvent maintenant
se trouver facilement auprès
d’investisseurs privés.
©Freepik - xb