Le_nouvel__conomiste_du_Vendredi_19_Juillet_2019_

(Kiana) #1

offi ciels et des détenteurs de mandats
qui s’y rallient. Les membres de la
ligue des commentateurs conserva-
teurs – Max Boot, David Brooks, Ross
Douthat, David French, David Frum,
Bill Kristol, Yuval Levin, Jennifer
Rubin, Reihan Salam, Peter Wehner


et George Will – sont maintenant soit
en train d’encourager les démocrates
en réfl échissant à comment ils pour-
raient infl uencer le parti après le
départ de M. Trump, soit se retirent
totalement de la politique. “On s’in-
terroge sur jusqu’où nous pouvons nous


adapter aux nouvelles circonstances”
dit Henry Olsen, chercheur du Ethics
& Public Policy Centre, un think-tank
conservateur de Washington. “Mais
personne n’est enthousiasmé par le type
qui a créé ce désordre.”

En bref, si la gauche a perdu l’élection


face à M. Trump, beaucoup d’élec-
teurs de droite ont perdu leur parti
à son profi t, une pilule encore plus
amère. En Grande-Bretagne, un che-
min différent a conduit à la même
destination. Les conservateurs sont
devenus obsédés par un Brexit à


n’importe quel prix. Les candidats à
la direction du parti se ridiculisent à
force de vouloir rester à niveau. Un
seulement sur les six ‘Tories’ qui ont
accédé au second tour pour succéder
à Theresa May, en juin, a refusé d’ap-
prouver un Brexit “no deal”. La foi


d’un Rory Stewart [ancien ministre
de Theresa May et candidat inattendu,
ndlr]
dans son propre jugement aurait
beaucoup plu à un Burke, et elle l’a
mené plus loin qu’initialement prévu.
Mais il ne pouvait pas gagner.


Dans les systèmes électoraux britan-
niques et américains, les nationalistes
réactionnaires ont noyauté les partis
de l’intérieur. Dans les systèmes mul-
tipartites, les plus courants en Europe
occidentale, les partis conservateurs
sont menacés, ou ont déjà été conquis,
par des mouvements style start-up ou
par une frange d’extrême droite revi-
gorée. En France, les gaullistes qui
avaient dirigé le pays pendant la plus
grande partie de la Vgrande partie de la Vgrande partie de la Veeee République ont République ont
été déchirés par un nouveau parti
libéral, La République en Marche, et
le Rassemblement national, nouvel
avatar du Front national.
En Espagne, l’équivalent d’un parti
conservateur classique, le Parti popu-
laire, connaît un déclin similaire,
miné par les centristes libéraux de
Ciudadanos et le nouveau parti de
l’extrême droite, Vox. En Italie, le
vieux parti conservateur a été tué
il y a longtemps par un mélange de
scandales et de Silvio Berlusconi, et
a été remplacé par la Ligue du Nord
(qu’on appelle maintenant simple-
ment “La Ligue”). Pendant ce temps,
à l’Est, la Hongrie est passée directe-
ment à la droite nationaliste réaction-
naire, en marquant à peine une halte
permissive.
Ce que tous ces mouvements ont en
commun est une dévotion à la fi erté,
particulièrement une sorte de fi erté
virile, et précisément qui se traduit
par le refus assumé haut et fort de
s’excuser : pour la ‘Southern strategy’
américaine, pour Franco, pour Vichy,
pour Mussolini, pour le Raj britan-
nique, pour la Confédération. L’année

dernière, durant un meeting, le diri-
geant du mouvement Vox a affi rmé
devant ses supporters que “la gauche
ne réussira jamais à nous faire honte
de ce qui ne mérite que fi erté”de ce qui ne mérite que fi erté”de ce qui ne mérite que fi erté” comme comme
l’opposition au féminisme, aux
musulmans, aux droits des minorités
sexuelles et aux restrictions sur l’orga-
nisation de corridas.
La “fi erté” la plus inquiétante, sous
cet aspect, est celle de l’ethnicité. Les
conservateurs de l’école d’Edmund
Burke appréciaient les institutions
du passé. Pour les réactionnaires, ce
sont les identités du passé. Les 30 %
d’Américains qui disent que vous
devez être un chrétien né chrétien
pour prétendre être un vrai Américain
penchent fortement du côté républi-
cain. Les conservateurs ont un certain
respect pour une nature humaine uni-
verselle. Les réactionnaires ont ten-
dance à valoriser certaines natures
plus que d’autres.
Cela va-t-il durer? Il est tentant de
penser que non. Le conservatisme
a une longue tradition d’adapta-
tion au monde, qui lui a bien servi.
Opportuniste, incohérente, et à la
dérive, la droite nationaliste et réac-
tionnaire ne tiendra pas ses pro-
messes et les conservateurs devraient
émerger à nouveau du riche terreau
institutionnel auquel ils tiennent
tant pour surveiller et freiner le
changement.
Néanmoins, au cours des deux pre-
mières décennies du XXImières décennies du XXImières décennies du XXIeeee siècle, dans siècle, dans
les démocraties riches, personne n’a
voté pour les changements politiques
les plus saillants. Plus de pays pauvres

que jamais auparavant peuvent voir
l’Occident à travers les médias et peu-
vent se permettre d’essayer d’y aller.
La Chine a un modèle économique
qui propose des produits qui plaisent
et trouvent preneurs. Les femmes ont
plus de pouvoir politique et plus de
liberté pour choisir comment vivre
leur vie. Les structures familiales
changent, les gens se marient plus
tard, ou pas du tout. Le climat change,
et le risque d’une catastrophe grandit
en l’absence de mesures radicales.
Les politiques d’obédience conserva-
trice traditionnelle pourraient faire
quelque chose à ce sujet. Mais ce ne
sont pas des changements qu’elles
peuvent facilement contrôler. En
Amérique, certains catholiques
conservateurs ont décidé qu’il n’y a
plus de retour possible vers les choses
telles qu’elles étaient avant, ce qu’ils
appellent le “consensus mort”. Et ce
n’est pas forcément une perte, comme
ils l’ont expliqué dans un article pour
la revue ‘First Things’. “Oui, le vieux
consensus conservateur soutenait des
valeurs traditionnelles. Mais il n’a pas
réussi à freiner, et encore moins à inver-
ser, l’éclipse des vérités permanentes, de
la stabilité de la cellule familiale, de la
solidarité des communautés, et de bien
d’autres choses.”d’autres choses.”d’autres choses.” Ils pourraient bien Ils pourraient bien
avoir raison. Ils n’ont pas de plan.
Ce n’est pas la présence d’hommes
affaires et de libertariens dans la coa-
lition républicaine d’antan qui lui ont
permis d’arrêter le genre de choses
que les catholiques conservateurs
désapprouvent. Ces choses ne sont
pas le genre de choses que la politique

peut arrêter.
Les conservateurs à la manière d’Ed-
mund Burke ne sont pas les uniques
ennemis du nationalisme réaction-
naire ; les libéraux et la gauche s’y
opposent aussi. Cela dit, ce sont ces
conservateurs de la vieille école qui
ont encore la possibilité de mener à
une victoire de la modération. S’ils ne
le font pas, ils risquent de se retrou-
ver eux-mêmes aspirés dans une voie
qu’ils n’auront pas choisie.

Opportuniste,


incohérente, désaxée,


la droite nationaliste


et réactionnaire


ne tiendra pas


ses promesses et


les conservateurs


devraient émerger à


nouveau du terreau


institutionnel


riche auquel ils


tiennent tant pour


surveiller et freiner le


changement.


Le nom d’Ayodhya, petite com-


mune de l’Uttar Pradesh, dans le


nord-est de l’Inde, n’est pas néces-


sairement familier des lecteurs


occidentaux. Il désigne pourtant le


lieu de culte le plus disputé du pays


entre les musulmans et les hindous,


les deux principales communautés


religieuses du pays, un lieu qui fut


également le théâtre de sanglants


affrontements communalistes au


début des années 1990.


Comme Jérusalem, Ayodhya a la


malédiction d’être à la fois un lieu


historique et un lieu sacré. Au XVIe


siècle, la ville abritait la fameuse


mosquée de Babur (1483-1530),


prince timouride descendant de


Tamerlan et Gengis Khan, qui


devint le premier empereur moghol


après sa conquête de l’Inde. C’est


un fait historique, tangible. La ville


était donc reconnue comme lieu de


culte musulman, du moins jusqu’en


1992, mais accueillait sans problème


les fi dèles hindouistes jusqu’à la


colonisation britannique.


Pour les hindous, le lieu est rattaché


au mythique, puisqu’ils le considè-


rent comme le lieu de naissance de


Rama, le héros du Ramayana, roi


légendaire de l’Inde et septième


avatar du dieu Vishnu. Sa réalité his-


torique est tout aussi contestée que


celle de Gilgamesh ou Héraklès...


Mais les hindous soutiennent sur-


tout que le temple ancestral dédié


à Rama a été détruit au XVIeee siècle siècle


précisément pour bâtir la mos-


quée de Babur... Un sacrilège qu’il


conviendrait donc de réparer.


Le “cas” Ayodhya est devenu


très tôt dans l’histoire de l’Inde


contemporaine une bataille juri-
dique, puisque le dossier a été porté
devant les tribunaux pour la pre-
mière fois en 1950, aux lendemains
de la partition des Indes – qui a
créé l’Inde, à majorité hindoue, et
le Pakistan, à majorité musulmane.
Preuve que cet événement majeur
n’a jamais servi de contrepoison à
l’intolérance religieuse et n’a pas
permis de réconcilier les deux com-
munautés... La situation d’Ayodhya
n’a cependant jamais été défi nitive-
ment tranchée.

En 1992, des extrémistes hindous
décident de revendiquer eux-
mêmes le lieu comme appartenant
à leur religion, en détruisant la mos-
quée de Babur armés de leurs seules
mains et de masses. Des émeutes
sanglantes s’en sont suivies durant
un mois, tuant près de 2 000 per-
sonnes des deux communautés. La
dispute a atteint de tels sommets
que le sujet fut porté, à nouveau,
devant les tribunaux. Les hindous
réclamaient l’érection d’un temple,
les musulmans juraient de recons-
truire leur mosquée. La nature
même de la démocratie indienne,
nation qui se veut inclusive et sécu-
lière, était alors sérieusement mise
à mal.
Craignant de susciter de nouveaux
drames en étant partiaux, les juges
choisirent de trancher sans réelle-
ment trancher... en exigeant que les
responsables de la destruction élè-
vent une tente qui ferait offi ce de
temple. C’était, sans l’avouer, don-
ner néanmoins raison aux hindous
au détriment des musulmans, qui
n’ont donc jamais pu reconstruire
leur mosquée depuis plus de vingt-
cinq ans. Toutefois, le sujet reste
tellement sensible que le moindre
changement apporté au lieu saint

requiert l’aval de la Cour suprême
indienne.

Ayodhya, lieu séculier?


Une question très simple se pose
alors naturellement : pourquoi
Ayodhya ne deviendrait-elle pas un
lieu partagé, symbole d’une nation
séculière, démocratique, qui recon-
naît et admet plusieurs religions,
et en particulier les deux qui ont le
plus forgé son histoire?
En 2010, trois juges de la cour de
justice de l’Uttar Pradesh ont rendu
un surprenant jugement allant dans
ce sens, en divisant le lieu entre
hindous et musulmans. Ces juristes
n’ont pourtant fait que se baser sur
des faits historiques, en rappelant
que pendant des siècles, hindous et
musulmans ont cohabité en bonne
intelligence et adoré leurs dieux res-
pectifs en un même lieu avant d’être
poussés à se haïr et à se déchirer,
notamment par les Britanniques, dès
les années qui ont précédé la révolte
de 1857. Par peur d’émeutes sem-
blables à celles de 1992, le Premier
ministre d’alors, Manmohan Singh,
avait fait déployer près de 200 000
membres des forces de l’ordre dans
tout l’État. Pourtant, aucune réac-
tion violente n’avait suivi l’annonce
de la décision, preuve, croyait-on à
l’époque, de la maturité évidente de
l’Inde sur le sujet et d’une tolérance
nouvelle et bienvenue.
Cependant, le jugement ne divi-
sait pas le territoire équitablement
entre les deux communautés... Les
hindous devaient recevoir les deux
tiers des terres, les musulmans le
tiers restant. Plus radicaux, les avo-
cats des deux parties ont exprimé
leur désaccord, et fait appel de cette
décision auprès de la Cour suprême.
Une fois encore, le jugement était
perçu comme étant en faveur des

hindous au détriment des musul-
mans. Et le projet, dont l’idée de
base n’était pourtant pas mauvaise,
échoua.

Improbable reconstruction
de la mosquée de Babur

Depuis 1992 et la destruction de la
mosquée, Ayodhya n’est donc guère
qu’une tente au fond de laquelle
se tient une statue de Rama, à l’en-
droit même où celui-ci serait né
en des temps immémoriaux. Mais
cette tente symbolise à elle seule la
“guerre” identitaire que se livrent
hindous et musulmans, et ces der-
niers semblent déjà acter le fait
qu’ils l’ont perdue.
Aujourd’hui plus que jamais, voir la
mosquée de Babur rebâtie devient
de plus en plus improbable. Depuis
plusieurs décennies, le nationa-
lisme hindou, très vivace depuis la
seconde moitié du XIXseconde moitié du XIXseconde moitié du XIXeeee siècle, res- siècle, res-
suscite et exalte la valeur des héros
de “Mother India” dans une lutte
identitaire dont les musulmans sont
évidemment les premières victimes.
Le culte de Ramaa ainsi connu un
regain de ferveur et de piété, car
l’histoire même du prince d’Ayodhya
rappelle que le vrai héros hindou
doit être respectueux du système
des castes et des lois du dharma...
et donc combattre sans relâche tous
ceux qui s’y opposent.
Ce nationalisme identitaire s’est
trouvé largement renforcé depuis
que Narendra Modi est arrivé au
pouvoir en Inde en 2014. Son parti,
nationaliste, qu’il a longtemps pré-
sidé, le BJP – Bharatiya Janata Party


  • est devenu rapidement populaire
    dans les années 1990 précisément
    parce qu’il avait fait de la reconstruc-
    tion du temple de Ramaà Ayodhya
    l’un de ses principaux objectifs.
    Depuis que Narendra Modi est


Premier ministre, les hauts lieux de
la mémoire des Moghols, souverains
musulmans de l’Inde durant trois
siècles (de 1530 à 1857) sont reniés,
les apports culturels, intellectuels et
politiques de leurs règnes dédaignés,
voire effacés des livres d’histoire.
L’éclatante victoire que le BJP a de
nouveau remportée aux élections
législatives de mai dernier confi rme
que ce discours trouve un large
public en Inde. Modi s’est autopro-
clamé “veilleur” de l’Inde... mais il
n’est pas celui des minorités, dont
font partie les musulmans, qui ne se
sont jamais senties plus vulnérables.

Nombreux sont les hindous à croire
que le nouveau mandat de Modi
verra la décision, cette fois défi ni-
tive, de la Cour suprême en faveur
de l’érection du temple de Rama. À
Ayodhya, artisans, sculpteurs, asso-
ciations cultuelles ont déjà préparé
depuis longtemps colonnes et chapi-
teaux dans l’attente de la décision
qui permettrait leur assemblage en
moins de vingt-quatre heures. On ne
connaît pas d’organisation semblable
de la part des musulmans en faveur
de leur mosquée... et même ceux
qui ont milité pendant des années
pour sa reconstruction semblent
aujourd’hui résignés à voir ce site
historique leur échapper. Si la Cour
suprême tranche défi nitivement en
faveur des hindous, ce sont non seule-
ment les musulmans qui y perdront,
mais aussi l’Inde et son histoire.

Les relations entre hindous et musul-
mans depuis les débuts de l’Empire
moghol jusqu’à nos jours sont évo-
quées dans le dernier livre d’Ardavan
Amir-Aslani, ‘Le Pakistan, de l’Empire
moghol à la République islamique’,
publié aux éditions de l’Archipel.

MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL,


ARDAVAN AMIR-ASLANI


Ayodhya-Jérusalem, même malédiction


La bataille presque gagnée du nationalisme hindou


Lieu de culte

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