Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

10 |france SAMEDI 15 FÉVRIER 2020


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« Dans mon immeuble, personne


ne sait que je suis policier »


Isolement, bas salaire... La motivation des nouvelles recrues


de la police nationale se heurte à un début de carrière complexe


TÉMOIGNAGES


L


orsqu’il évoque son mé­
tier de policier, Adrien
(tous les prénoms ont été
modifiés) donne l’im­
pression d’avoir plusieurs années
d’expérience tant son discours
sur ses conditions de travail est
lucide, parfois désabusé.
Grand, les épaules carrées, ce
n’est pas son physique mais la can­
deur de son regard qui trahit son
jeune âge : 25 ans. Diplômé de
l’Ecole nationale de police, il fait
ses premiers pas en uniforme de­
puis septembre 2019, à Paris.
Après cinq mois, il dresse déjà une
longue liste de griefs, égrenant les
maux de sa vie de jeune policier :
« Les débuts sont difficiles financiè­
rement, moralement... »
Selon les chiffres de la Police
nationale, près de 8 400 gardiens
de la paix ont été formés depuis


  1. Fidèle à sa promesse de
    campagne, le président de la Ré­
    publique Emmanuel Macron
    poursuit la vague de recrute­
    ments initiée par son prédéces­
    seur François Hollande.


Pris à la gorge financièrement
Pour ces gardiens de la paix âgés
de 18 à 35 ans, intégrer la police
n’a rien d’anodin. « Dès l’école on
nous dit : à partir de maintenant,
vous entrez dans une grande
famille. Il y aura des hauts mais
aussi beaucoup de bas. Si vous
n’êtes pas prêts, partez », se rap­
pelle Adrien, qui a pris son poste
à Paris cinq jours avant qu’un
agent administratif de la Préfec­
ture de police ne tue quatre de
ses collègues sur son lieu de
travail.
Originaire du Sud­Ouest de la
France, il avait demandé « tout
l’Est de la France, de Lille à Mar­
seille ». Son affectation en Ile­de­
France lui a été imposée. Depuis
2017, 77 % des gardiens de la paix
diplômés y sont envoyés. Les be­
soins dans la région, notamment
en effectifs, sont conséquents.
Deux ans plus tôt, Adrien avait
tenté de passer le concours de gar­
diens de la paix dit « national »,
qui permet d’être envoyé sur l’en­
semble du territoire. Contraire­
ment au concours Ile­de­France, il
n’entraîne pas une affectation
automatique en région pari­
sienne sans l’exclure pour autant.
Le sort des élèves dépend du clas­
sement de fin d’école. Ceux qui

obtiennent les meilleures notes
choisissent leur lieu d’affectation
en premier ; les autres se parta­
gent les postes restants, majori­
tairement situés en Ile­de­France.
C’est ainsi qu’Adrien s’est re­
trouvé à Paris. En octobre 2019, il
est arrivé dans la capitale, par­
tagé entre l’envie d’être policier,
cette profession qu’il n’échange­
rait « pour rien au monde », et la
sensation d’être pris à la gorge fi­
nancièrement. Pas facile pour les
élèves policiers de trouver un lo­
gement en Ile­de­France, un
mois avant leur prise de fonction
et avec un salaire de 1 380 euros
net par mois.
« J’ai eu de la chance, j’ai trouvé
un appartement assez rapidement
sur Leboncoin, dit Adrien. Pour
d’autres, c’est plus compliqué.
D’autant que certains propriétai­
res ont une mauvaise image de la
police et ne veulent pas toujours de
nous. Pour moi, ça va, le mien est
pro police. »
Pas facile non plus de faire face
au coût élevé de la vie en région
parisienne. Adrien confie : « En­
tre le loyer, les crédits, les courses...
C’est difficile. Financièrement, on
se dit : je vais couler. » Les gar­
diens de la paix tout juste diplô­
més ne voient leur salaire revalo­
risé à hauteur de 2 000 euros net
par mois qu’une fois leur dossier
transféré vers leur nouveau ser­
vice. D’après les témoignages re­
cueillis, cette procédure peut
prendre jusqu’à quatre mois.
Seuls certains d’entre eux (sur
critères financiers) bénéficient
d’une prime d’installation de
2 080 euros bruts versée en une
fois. Les primes dites de fidélisa­
tion n’interviennent qu’à partir
de la deuxième ou de la troisième
année de service selon les cas.
Pour aider ces jeunes recrues, la
Préfecture de police met à dispo­
sition des studios meublés en ré­
sidence, des logements sociaux

et quelques appartements privés.
Depuis fin 2018, sur plus de
2 000 élèves affectés à Paris ou en
petite couronne, 260 agents ont
été logés grâce à ces dispositifs.
Pas suffisant, pour certains poli­
ciers, qui déplorent une de­
mande plus importante que l’of­
fre et une qualité de logement
médiocre. « Des chambres de 8 à
12 mètres carrés, avec sanitaires
collectifs... Quand on commence
sa vie professionnelle, ce n’est pas
idéal », constate l’un d’eux.
Aux problèmes matériels
s’ajoutent des difficultés psycho­
logiques. Loin de leurs proches,
certains ont le moral en berne.
Adrien souffle : « Je ne me suis ja­
mais senti aussi seul que depuis
que je suis arrivé ici... » Il faut aussi
subir des journées parfois lon­
gues et éprouvantes. « Pour l’ins­
tant, je me prends plus de doigts
d’honneur que de bonjour », af­
firme Maxime, un policier origi­
naire du Sud de la France, affecté à
Paris il y a plus d’un an.

« Mon père m’a dit : “Sale flic” »
Tous les gardiens de la paix inter­
rogés le disent : intégrer la police
conduit à perdre des amis. « Un
pote m’a dit : “Si tu fais ce métier,
ça ne va pas être possible.” C’est
comme si je pactisais avec le dia­
ble », se souvient Adrien.
Maxime, lui, garde en mémoire
l’ambiance dans sa famille lors­

qu’il a annoncé son souhait de de­
venir policier : « Avec mon père, ça
a été beaucoup d’engueulades. Il
m’a dit : “Sale flic, vendu !” »
Conscients d’avoir rejoint une
profession aussi singulière que
clivante, chacun s’adapte et cons­
truit une vie sociale bien diffé­
rente de celle des jeunes du
même âge. Quand il sort, Maxime
se fait discret sur son activité pro­
fessionnelle : « En boîte, avec les
filles, je ne dis pas que je suis poli­
cier. Photographe ou garagiste, ça
passe mieux. » Avec les personnes
qu’il ne connaît pas, Adrien a dé­
veloppé une stratégie similaire :
« Je dis que je distribue le courrier
pour La Poste. Personne ne s’en
prendrait à un facteur... »
Masquer son identité n’est pas
qu’une façon de s’acheter la paix
sociale. « A l’Ecole de police, on
nous dit que c’est pour notre sécu­
rité », raconte Anthony, affecté à la
Préfecture de police en décem­
bre 2019, comme il le souhaitait.
Tous ont en tête le drame de Ma­
gnanville. Dans cette commune
des Yvelines, un couple de poli­
ciers avait été tué à son domicile,
en 2016.
Depuis, les craintes sont telles
que les jeunes recrues ont déve­
loppé une forme d’hypervigi­
lance permanente. « Dans mon
immeuble, personne ne sait que je
suis policier », confesse Maxime.
« Quand je vais au cinéma et que
je sors mon portefeuille, je fais en
sorte que les gens autour ne
voient pas ma carte profession­
nelle », abonde Anthony. Pour
éviter les représailles, certains
font même le choix d’habiter jus­
qu’à une heure et demie de leur
lieu de travail.
Plusieurs d’entre eux, contrac­
tuels dans la police avant de de­
venir gardiens de la paix, avaient
été mis en garde par d’anciens
collègues. « Certains me disaient :
ne fais pas ce métier, fais autre
chose de ta vie », relate Adrien.
Lui n’a pas été découragé, et croit
toujours en sa vocation. « Je suis
là pour servir les autres », martè­
le­t­il. Fier de faire partie d’une
boîte « où on peut faire 1 000 mé­
tiers différents », il se sent motivé
par ses perspectives d’évolution :
« Officier, peut­être même com­
missaire... », liste­t­il, tout en cul­
tivant l’espoir incertain que les
difficultés des premiers mois
s’atténuent.
juliette bénézit

Nouvelles poursuites


judiciaires pour


Tariq Ramadan


Interrogé par les juges, jeudi 13 février, à Paris,
l’islamologue a de nouveau été mis en
examen pour le viol de deux autres femmes

D


éjà doublement mis en
examen, depuis fé­
vrier 2018, pour « viol » et
« viol sur personne vulnérable » à
la suite des plaintes de deux fem­
mes à l’automne 2017, Tariq Ra­
madan l’est désormais aussi pour
le viol de deux autres femmes.
Entendu environ cinq heures
par les juges d’instruction, jeudi
13 février, l’islamologue suisse de
57 ans est ressorti du tribunal de
Paris sans commenter ces nou­
velles charges retenues contre lui.
Libre depuis novembre 2018,
après plus de neuf mois de déten­
tion, il reste placé sous contrôle
judiciaire et a interdiction de quit­
ter la France.
Contrairement à Henda Ayari et
« Christelle » – un prénom d’em­
prunt –, qui avaient porté plainte
contre lui en octobre 2017, les
deux femmes qui valent au théo­
logien ces nouvelles mises en
examen n’avaient pas initiale­
ment saisi la justice avant d’être
entendues. Elles ont été audition­
nées en février 2019 par la brigade
criminelle de Paris, en tant que té­
moins, après avoir été identifiées
par les enquêteurs parmi les pho­
tos de femmes retrouvées dans
l’ordinateur de M. Ramadan.
L’une d’entre elles, âgée
de 37 ans, a toutefois fini par porter
plainte et s’est constituée partie ci­
vile, au début de l’année. Face aux
enquêteurs, elle avait évoqué une
relation « toxique », mais parlé
d’un rapport sexuel « consenti »,
« ce dimanche de mars 2016 » où
elle a vu Tariq Ramadan à l’hôtel
Crowne Plaza de la place de la Ré­
publique, à Paris.

« Il y a de l’emprise »
Dans une chambre de l’établisse­
ment avait eu lieu, selon ses
mots, une « relation sexuelle bru­
tale » avec l’islamologue. « Vous
me demandez si, devant ces “vio­
lences”, je manifeste une désap­
probation ou, au contraire, une sa­
tisfaction : je ne dis rien. Ce qui l’ex­
cite, ce sont les femmes qui ne veu­
lent pas. » Elle gardera d’ailleurs
contact avec lui dans un premier
temps, se disant « très amoureuse
de lui ». « C’est d’un autre ordre que
le viol physique, cela va au­delà, il
y a de l’emprise. Il y a un viol mo­
ral. Il a une telle emprise sur vous
qu’on fait tout ce qu’il nous de­
mande, on n’est plus maître de no­
tre personne. Mais cette relation
physique a été consentie. Il fau­
drait une autre infraction pour ce
genre de personne. »

L’autre femme, elle, n’a pas
porté plainte. Aux policiers, elle
avait décrit deux rencontres, à la
fin de l’année 2015, au cours des­
quelles elle affirme avoir été gi­
flée, insultée, et contrainte à cer­
tains actes sexuels violents.
« Cela ne me plaisait pas mais j’ai
fait ce qu’il demandait pour que
cela s’arrête, j’étais prise dans
quelque chose qui me dépassait »,
avait­elle déclaré aux policiers,
au début de 2019.
Après plus de deux ans d’en­
quête, Tariq Ramadan est visé
par cinq plaintes en France. Mais
toutes ne lui ont pas valu une
mise en examen. Il a été entendu
sous le statut de témoin assisté
concernant la troisième plainte ;
la quatrième plaignante, sur­
nommée Elvira dans la presse, ne
s’est pas rendue aux convoca­
tions de la justice et son récit a
été contredit par les investiga­
tions. Me Marsigny a dénoncé,
jeudi, la décision des magistrats,
nouveau coup dur pour son
client : « Il vient d’être de nouveau
mis en examen alors que la pre­
mière femme visée a elle­même
déclaré que les relations avaient
été “consenties” et que l’autre ne
s’est jamais plainte de leurs deux
rencontres. »
Après avoir longtemps nié
toute relation sexuelle avec les
deux premières plaignantes, Ta­
riq Ramadan avait fini par ad­
mettre, à l’automne 2018 et après
la découverte de messages expli­
cites, avoir eu des rapports, « con­
sentis » selon lui, avec ces fem­
mes. Ayant également reconnu
avoir eu des relations sexuelles
avec la troisième plaignante, il
réfute toute contrainte imposée
à ces femmes.
Une expertise, confiée au psy­
chiatre Daniel Zagury, devra dans
les prochaines semaines ainsi
se prononcer sur la notion d’em­
prise entre l’islamologue et ses
accusatrices.
yann bouchez

« Pour l’instant,
je me prends
plus de doigts
d’honneur
que de
bonjours »
MAXIME
policier affecté à Paris

La Préfecture de police n’attire plus


Dans un rapport rendu public en décembre 2019, la Cour des
comptes souligne que « la Préfecture de police de Paris fait face
à un défaut d’attractivité » et à une « fidélisation médiocre de ses
effectifs » du fait des « contraintes de l’agglomération parisienne,
parmi lesquelles figurent le coût de la vie, notamment du loge-
ment, ainsi que les conditions d’exercice plus difficiles des mis-
sions ». En outre, l’efficacité des différentes primes dites de « fidé-
lisation » versées aux agents affectés en Ile-de-France – leur coût
est estimé à 73 millions d’euros en 2017 – « n’a pas été démon-
trée », écrit la Cour des comptes.

Cérémonie d’accueil des gardiens de la paix, à la Préfecture de police, à Paris, en décembre 2018. ROMAIN GAILLARD/REA

Après plus
de deux ans
d’enquête,
l’islamologue
suisse
est visé par
cinq plaintes
en France

Chaque
dimanche
16H-17H

Aurélie
Luneau

L’esprit
d’ouver-
ture.

En partenariat
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