Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
tout en rendant hommage à la musique améri-
caine traditionnelle, du blues à la country. Au fil
des ans, autour de Jared et Cole, membres per-
manents et gardiens du temple, le groupe a
maintes fois muté, mais son ADN est resté. « On
représente le rock’n’roll, c’est-à-dire la liberté de
faire exactement ce qu’on veut », clament-ils.
Rien n’est donc exclu. Même collaborer avec le
grand capital. Le groupe se fait régulièrement
prêter des vêtements par Gucci. Et Zumi, qui a
grandi à New York et n’aurait pas détonné à un
concert des New York Dolls au CBGB en 1976, a
même un sac à son nom, créé l’an dernier par le
directeur artistique de la marque italienne,
Alessandro Michele.

PUNKS


par attitude, vocation et
dentition, les Black Lips
incarnent, pour ceux
qui aiment les guitares saturées, les paroles
salaces, et ce qu’on a longtemps appelé le « rock
indépendant », la survie d’un esprit de révolte
qui a désormais du mal à émettre au-delà du
cercle fermé d’un underground encombré d’une
certaine amertume. En bons rescapés, les Black
Lips prennent acte, dès le titre de leur neuvième
album, de la précarité contemporaine, sans
pour autant se départir de leur détachement
crâne. Après tout, Sing in a World That’s Falling
Apart (« chanter dans un monde qui s’ef-
fondre »), c’est ce qu’ils ont toujours fait. Pour
Jared Swilley, élevé dans une famille de chré-
tiens évangélistes, c’est carrément une question
d’éducation : « Quand j’étais gamin, mes parents
me parlaient constamment d’Apocalypse et de fin
du monde, rigole-t-il. Ils prédisaient que le
monde allait s’effondrer le 18 avril 1989. Ma prof
de religion, elle, me disait que la spécificité de
l’enfer, c’est que ça brûlera éternellement et que
je ne m’habituerai jamais à cette souffrance...

QUI A DIT QUE LE PUNK ÉTAIT MORT? De
passage à Paris le 21 novembre pour un concert
à La Maroquinerie, les Black Lips, vétérans de la
scène rock des années 2000, affichaient une
forme olympique. Sinon un petit rhume. « On est
un peu congestionnés, mais ça va, annonçaient les
Américains venus d’Atlanta. De toute façon, il ne
faut jamais admettre ses faiblesses. » Ce que les
Black Lips auraient été forcés d’admettre, si on
avait osé leur poser la question, c’est la faiblesse
de leur hygiène bucco-dentaire : à eux cinq, les
membres du groupe doivent cumuler à peine
plus d’une centaine de dents. Jared Swilley, le
bassiste à la voix de baryton, joyeux drille et
membre fondateur du groupe, affiche sans honte
un sourire à trous. Zumi Rosow, saxophoniste
hyperapprêtée, travestie comme à son habitude,
arbore une incisive-chicot qui fait tout son
charme. Seul le chanteur, Cole Alexander, qui, à
37 ans, a gardé dans l’œil un éclat juvénile, affiche
un sourire impeccable.
Formés en 1999 dans la banlieue d’Atlanta, en
Géorgie, les Black Lips se font rapidement
remarquer pour leurs concerts épiques et leur
son garage je-m’en-foutiste et malpoli. Ponctuée
de désertions, de cures de désintoxication, de
bagarres et de chansons d’anthologie qui
doivent autant à la country, au rock’n’roll des
Kinks ou aux atmosphères mystiques du Velvet
Underground, leur carrière a pris son envol au
mitan des années 2000. Du « renouveau rock »
qui remplissait les stades, les Strokes incar-
naient la version new-yorkaise sophistiquée, les
White Stripes, l’option stylée et rudimentaire
venue de Detroit. À Londres, les Libertines de
Pete Doherty faisaient revivre le temps béni de
The Clash et des Sex Pistols. Dans le sud pouil-
leux des États-Unis, les Black Lips, eux, se reven-
diquaient « rednecks », affichaient leur non-pro-
fessionnalisme, choquant les baby-boomeurs


C’est fou, quand même, de laisser présager à un
petit garçon qu’il va cramer pour toujours! »
Quitte à brûler la vie par les deux bouts, les
membres des Black Lips ont donc décidé de le
faire en musique. Et en public. Un style de vie qui
fut pour eux l’aboutissement d’une rébellion
jamais digérée contre la société autant qu’une
planche de salut personnelle. Et des excès, les
Black Lips en ont fait. « Si j’avais dû m’insérer dans
la société, je me serais retrouvé soit en prison, soit
dans l’armée », affirme Jared. La musique, ils le
disent la main sur le cœur, les a sauvés de destins
tristes comme on en lit dans les enquêtes sur la
jeunesse blanche désœuvrée du Sud américain,
dopée aux opioïdes, rongée par la misère écono-
mique et culturelle. Sortis de l’ornière, en vingt
ans d’existence, les Black Lips ont joué partout et
sur les plus belles scènes du monde. En 2012, ils
ont même organisé une tournée au Moyen-Orient.
L’occasion, bien entendu, de s’arrêter en Irak.
« À l’époque, on recevait des messages sur Myspace
et Facebook de marines qui nous disaient qu’ils
écoutaient notre chanson Hippie, Hippie, Hoorah
sur la route de Falloujah... », se souviennent-ils. S’ils
méprisent l’idée de « musique engagée », ces ados
presque quadragénaires promeuvent, par l’inter-
médiaire de leur art et de leur style de vie, une
certaine idée de l’anarchie, de l’irrévérence, de la
tolérance et de la résilience qui mériterait de
résonner plus que jamais dans les campagnes
d’Amérique et d’ailleurs. Avec un peu de nostalgie,
les Black Lips évoquent l’époque où Johnny Cash
allait chanter au pénitencier de Saint Quentin, en
Californie, et y trouvait son public. « Aujourd’hui,
pas sûr qu’il y ait beaucoup de fans des Black Lips
dans les prisons américaines », soupirent-ils. Le
punk est vivant. Il est même en liberté.

SING IN A WORLD THAT’S FALLING APART,
DES BLACK LIPS (FIRE RECORDS).
EN CONCERT LE 30 MARS AU PETIT BAIN, PARIS 13e.

BLACK LIPS,


toujours mordants.


APRÈS VINGT ANS DE RÉBELLION ROCK, LE GROUPE
D’ATLANTA N’A PAS BAISSÉ LA GARDE. SORTI FIN JANVIER,
LEUR NEUVIÈME ALBUM, “SING IN A WORLD THAT’S FALLING
APART”, EST COMME LES PRÉCÉDENTS UN MANIFESTE PUNK.


Texte Clémentine GOLDSZAL
Photo Melchior TERSEN

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LE GOÛT

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