18 |horizons SAMEDI 15 FÉVRIER 2020
0123
Entre Paris et Berlin, une
entente sous tensions
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, les deux pays
entretiennent des liens plus complexes. A l’heure où le président français
doit plaider la cause de la défense européenne, le 15 février, à Munich, la
relation reste difficile, même si un réalisme nouveau permet de la préserver
E
ncore raté! Décidément, Paris
n’a pas de chance avec cette
équipe allemande. Alors qu’à
l’Elysée on commençait tout
juste à se faire à « AKK », à trou
ver, après des débuts difficiles, la
dauphine désignée par Angela Merkel « beau
coup plus claire », à se réjouir qu’elle « mette
de la substance dans sa réflexion », voilà
qu’elle jette l’éponge. Annegret KrampKar
renbauer a annoncé, lundi 10 février, qu’elle
renonçait à briguer la succession d’Angela
Merkel à la chancellerie et qu’elle allait
quitter la présidence de leur parti, l’Union
chrétiennedémocrate (CDU). Il va donc fal
loir refaire le chemin et se préparer à tra
vailler avec quelqu’un d’autre. Car même si
elle garde le portefeuille de la défense au gou
vernement, « AKK » est désormais une minis
tre affaiblie au sein d’une coalition à bout de
souffle. Le tout dans une ambiance fin de rè
gne, avec une chancelière toujours aussi po
pulaire dans son pays, mais sur le départ.
Depuis leur arrivée au pouvoir, au prin
temps 2017, Emmanuel Macron et son
entourage ont eu du mal à déchiffrer l’évo
lution de la politique berlinoise. Après avoir
misé sur Angela Merkel, avec laquelle un
bon contact avait été établi pendant la cam
pagne présidentielle, Paris a espéré que,
dans son ultime mandat, la chancelière
allemande, soucieuse d’inscrire sa marque
dans l’Histoire, choisirait d’être enfin auda
cieuse sur l’Europe. Le jeune président
français, luimême brûlant d’audace, était
prêt à l’accompagner sur cette voie.
Les choses, on le sait, se sont passées
autrement, dès l’automne 2017. Emmanuel
Macron prononce, le 26 septembre à la Sor
bonne, un discours sur l’Europe débordant
d’ambition, au moment où, de l’autre côté
du Rhin, un séisme électoral ébranle les par
tis traditionnels et introduit l’extrême droite
au Bundestag pour la première fois depuis la
seconde guerre mondiale. Six mois de labo
rieuses négociations pour former une coali
tion bloquent toute initiative à Berlin : le
mutisme allemand face aux propositions
françaises pour relancer l’Europe est vécu à
Paris comme une douche froide. Il a donc
fallu réorienter la stratégie, apprendre à tra
vailler autrement avec une chancelière deve
nue plus prudente que jamais sur la scène in
térieure pour se maintenir au pouvoir, mais
toujours influente dans l’Union européenne
(UE), le tout en manœuvrant sur un terrain
politique allemand en équilibre perpétuelle
ment instable, comme vient de le rappeler le
renoncement surprise d’« AKK ». « L’Allema
gne aujourd’hui est multipolaire, constate un
haut fonctionnaire français. Il faut mille et un
canaux, coups de fil et contacts pour faire
aboutir un dossier au bout de trois ou quatre
semaines. »
DE LA SÉDUCTION À L’IRRITATION
A Berlin, dans le même temps, le regard porté
sur Emmanuel Macron a nettement évolué.
« Au début de toute chose, il y a un charme... »,
avait déclaré Angela Merkel, citant l’écrivain
Hermann Hesse, lors de la première visite du
nouveau président à la chancellerie, le
15 mai 2017. Trois ans plus tard, la séduction a
laissé la place à l’irritation, et le temps paraît
loin où la presse allemande, de droite comme
de gauche, se pâmait d’admiration pour celui
qu’elle appelait « l’enfant prodige » de la poli
tique française, désormais affublé du sobri
quet de « cavalier seul ». « On peut compren
dre que Macron soit déçu par le manque d’ar
deur du gouvernement allemand. Mais il faut
aussi comprendre que le style Macron, par son
activisme et son volontarisme, heurte profon
dément la culture politique allemande, qui
valorise au contraire la négociation et le com
promis », explique Henrik Uterwedde, cher
cheur associé à l’Institut francoallemand de
Ludwigsburg (BadeWurtemberg).
Entre la coalition indécise à la tête d’un pays
pris « de profonde angoisse stratégique » et le
« quasimonarque » confronté à d’incessan
tes révoltes de sansculottes, le moteur fran
coallemand, depuis 2017, a été mis à rude
épreuve. L’enquête du Monde, menée ces der
niers mois à Berlin et à Paris auprès de res
ponsables et chercheurs des deux pays, ré
vèle une relation difficile où les illusions
n’ont plus leur place, mais qu’un réalisme
nouveau, de part et d’autre, permet malgré
tout d’entretenir pour avancer, laborieuse
ment, sur certains sujets communs.
Ce réalisme est, d’abord, sensible dans
l’évolution de la relation personnelle Merkel
Macron, deux « animaux » politiques aux
tempéraments si opposés que c’est devenu
un sujet entre eux. Le 10 novembre 2019, le
président FrankWalter Steinmeier offre un
dîner dans son petit château de Bellevue, à
Berlin, pour célébrer le trentième anniver
saire de la chute du Mur. Angela Merkel et
Emmanuel Macron en sont les invités d’hon
neur, avec une douzaine de convives, parmi
lesquels le metteur en scène Thomas Oster
meier, l’athlète de l’exRépublique démocra
tique allemande (RDA) Ines Geipel. La soirée
est chaleureuse, chargée d’histoire, les Fran
çais écoutent, fascinés, ces témoignages. La
chancelière, qui a grandi en RDA, évoque ses
souvenirs sur un ton très personnel.
Mais la tension n’est pas loin. Le compte
rendu qu’en fera le quotidien américain le
New York Times n’est pas aussi idyllique : « Je
comprends ton goût pour la politique de
disruption, mais j’en ai assez de ramasser les
morceaux », lance, selon le quotidien améri
cain, Mme Merkel à M. Macron, sur un ton
« inhabituellement furieux ». « Chaque fois,
c’est moi qui recolle les tasses que tu as cas
sées pour qu’on puisse s’asseoir et prendre un
thé ensemble... » La phrase n’est pas démen
tie, même si les participants au dîner que
nous avons interrogés ne se souviennent
pas l’avoir entendue précisément. Alle
mands et Français font cependant mine de
s’étonner de cette version de la discussion,
assurant que, « au contraire », la chancelière
n’avait fait que décrire sans malice la diffé
rence de caractère entre elle et M. Macron.
« Franchement », l’échange était « très posi
tif ». « Elle a expliqué que lui, dès qu’il identifie
un problème, veut s’y attaquer, alors qu’elle
est partisane d’attendre », précise un des in
vités. « C’est un des meilleurs dîners auxquels
j’aie assisté », affirme même un proche du
président français.
Ces divergences d’interprétation sur des
propos dînatoires en disent long sur la rela
tion entre les deux dirigeants. Personne ne
contestera qu’ils sont différents ; lui, homme
jeune ; elle, femme mûre ; lui, impulsif ; elle,
méticuleuse et prudente ; lui, visionnaire ;
elle, pragmatique. Elle recolle les tasses, alors
que, justement, il les casse pour en changer.
Ils semblent pourtant avoir atteint le niveau
de franchise qui leur permet d’échanger en
public sur leurs défauts réciproques. Ils com
muniquent volontiers par texto. Ils ont en
commun une maîtrise exceptionnelle des
détails techniques de leurs dossiers, sur les
quels ils peuvent passer jusqu’à trois ou
quatre heures, en anglais. Mais ils sont sur
deux trajectoires politiques opposées. « Le
fait qu’ils soient à deux phases si différentes de
leur carrière peut parfois compliquer la rela
tion politique, mais cela ne pèse pas sur la re
lation personnelle », analyse Bruno Le Maire,
le ministre français de l’économie. « Elle est
consciente que le fait qu’elle soit sur le départ
donne à Macron l’opportunité d’avoir plus de
pouvoir en Europe, diton dans l’entourage de
la chancelière. Elle pense que l’avenir lui ap
partient, à lui, car le système politique qui l’a
produit joue en sa faveur. »
Cela n’empêche pas Angela Merkel de faire
part de ses désaccords à Emmanuel Macron.
Une question de fond est particulièrement
sensible entre Berlin et Paris : l’évolution du
lien avec les EtatsUnis. Pour Paris, l’Europe
doit renforcer son autonomie face à l’unilaté
ralisme américain, qui est une tendance de
long terme. A Berlin, le divorce transatlanti
que est ressenti comme une crise existen
tielle. Angela Merkel a, certes, été la première
à dire « Prenons notre destin entre nos mains »
après l’élection de Donald Trump, mais elle
cale lorsqu’il faut passer à l’action.
LA « MORT CÉRÉBRALE » DE L’OTAN
Trois jours avant le dîner du 10 novembre à
Berlin, l’hebdomadaire britannique The Eco
nomist publie un long entretien avec le pré
sident français, dans lequel il juge l’Organi
sation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
« en état de mort cérébrale ». A Berlin, on
s’étrangle. Non seulement le contenu de
l’entretien est provocateur, en particulier les
doutes émis sur la validité de l’article 5 du
traité de l’OTAN, qui déclenche la solidarité
de l’Alliance, mais le timing – involontaire,
assure l’Elysée – de sa publication ne peut
que mettre la chancelière dans l’embarras :
l’interview est mise en ligne quelques heu
res avant qu’elle ne tienne, à Berlin, une
conférence de presse conjointe avec le secré
taire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg.
Malgré ce qui est perçu à Berlin comme un
coup bas, Angela Merkel reste « fairplay » ce
jourlà, reconnaîton à l’Elysée : « Elle n’a pas
Angela Merkel
et Emmanuel
Macron,
à l’issue d’une
réunion des
responsables
européens,
à Berlin,
le 29 juin 2017.
GUIDO BERGMANN
A droite,
à l’Elysée,
le 26 mars 2019.
DENZEL JESCO/
BILDERDIENST
« JE COMPRENDS
TON GOÛT POUR
LA POLITIQUE DE
DISRUPTION, MAIS
J’EN AI ASSEZ
DE RAMASSER
LES MORCEAUX »,
AURAIT LANCÉ
MME MERKEL
À M. MACRON,
EN NOVEMBRE