Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

20 |


CULTURE


SAMEDI 15 FÉVRIER 2020

0123


ENQUÊTE


A


lain Terzian n’a plus d’appé­
tit. Il n’a pas touché à sa
choucroute. Ni à son mille­
feuille. Ce lundi 10 février, il
déjeune chez Lipp, la brasse­
rie historique de Saint­Ger­
main­des­Prés, en compagnie de François­
David Cravenne, le fils de Georges, créateur
des Césars en 1976, et de Christophe Tardieu,
ancien numéro 2 du Centre national du ci­
néma et de l’image animée (CNC). Le prési­
dent de l’Académie des Césars, 70 ans, d’ordi­
naire si sûr de lui, a l’air dépassé.
Depuis la mi­janvier, le monde d’Alain Ter­
zian se fissure de toutes parts, comme un
vieux décor de cinéma après un (long) tour­
nage. Les faux pas et les mauvaises nouvelles
s’accumulent pour le producteur qui jus­
que­là présidait les Césars, seul maître à bord
depuis la « reprise » de l’académie en 2003.
On lui reproche, non seulement sa gestion
autocratique et opaque, mais surtout de ne
pas avoir pris en compte les voix qui récla­
ment davantage de parité, de diversité et de
démocratie au sein de l’académie. Alors que
la 45e Cérémonie des Césars doit avoir lieu
vendredi 28 février, dans la prestigieuse salle
Pleyel à Paris, avec Florence Foresti en maî­
tresse de cérémonie, Terzian, l’orgueilleux, le
bagarreur, semble abattu.
La veille, dans un entretien au Journal du
dimanche (9 février), il pensait avoir gagné
du temps en promettant des mesures pour
féminiser et rajeunir l’académie. Mais ce
lundi, Terzian ne sait plus quoi dire. « J’en ai
marre. Je peux pas faire plus. Ça suffit. Je me
suis saigné à blanc. J’en ai marre de ces cons.
Tous des cons... » Il fait comprendre qu’il va
démissionner, sur le mode « retenez­moi ou
je fais un malheur ».
Ses deux convives tentent de le remonter,
échafaudent des scénarios pour permettre
au parrain des Césars, sinon de rebondir, du
moins de garder la main, encore quelques
jours : faire un speech pendant la cérémonie,
demander à Foresti d’utiliser l’affaire dans
ses sketches, s’appuyer sur l’esprit Canal...
On reproche aux membres de l’académie
d’être trop âgés? Il faut davantage trier et ne
laisser entrer que ceux qui ont deux Césars à
leur actif. « Oui, mais on va avoir Yolande
Moreau... », bougonne Terzian. En quittant le
restaurant, François­David Cravenne le
prend par les épaules et lui dit : « Bouge­toi,
ressaisis­toi! » Mais Terzian, lui, semble tou­
jours aussi fermé, découragé parce qu’il sent
qu’il n’a plus grand monde derrière lui.
Surtout, il ne sait pas encore que se prépare
en coulisses son coup de grâce. Mardi, le len­
demain du déjeuner, Alain Terzian prend de
plein fouet une tribune signée par 400 per­
sonnalités du cinéma – membres de l’acadé­
mie – qui dénoncent un système qu’ils ju­
gent opaque et obsolète : « Nous n’avons
aucune voix au chapitre ni dans les fonction­
nements de l’académie ni dans le déroulé de
la cérémonie », déplorent­ils dans Le Monde
daté du 12 février, avant de réclamer « une re­
fonte en profondeur des modes de gouver­
nance de l’Association et des fonctionne­
ments démocratiques qui les encadrent ». Fait
rarissime : d’Omar Sy à Jacques Audiard, en
passant par Céline Sciamma, Cédric Klapisch
ou Bertrand Tavernier, toutes les familles du
cinéma français se sont réunies pour
tourner la page Terzian.
La tribune a un effet déflagrateur. Dans un
ultime sursaut, le patron de l’académie
pense encore pouvoir sauver sa place et pu­
blie un communiqué annonçant la pro­
chaine nomination d’un médiateur. Mais au
sein même du conseil d’administration, les

soutiens historiques de Terzian le lâchent.
Entre mercredi et jeudi, plusieurs adminis­
trateurs lui annoncent qu’ils vont démis­
sionner. « Alain Terzian n’avait plus le choix.
On a fait ça pour rendre service au cinéma, on
va faire notre révolution culturelle », explique
l’un d’eux, sous couvert d’anonymat. Il
ajoute : « Franchement, on n’en pouvait plus,
ça devenait intenable. » Le jeudi soir, vers
19 h 30, un communiqué tombe comme un
couperet : la direction de l’Académie des Cé­
sars présente « sa démission collective ».

FAUX PAS RÉVÉLATEUR
Pour comprendre ce vent de révolution, il
faut remonter un mois auparavant. Tout est
parti d’un faux pas du président, révélateur
pour certains de son côté « has been ». Le
13 janvier, à quelques heures de la soirée des
révélations, qui mettent en lumière une
trentaine de jeunes acteurs et actrices, aux
côtés de leurs parrains et marraines, la
Société des réalisateurs de films (SRF) révé­
lait dans un communiqué qu’Alain Terzian
avait refusé Virginie Despentes comme
marraine. L’écrivaine et cinéaste devait ac­
compagner Jean­Christophe Folly, person­
nage principal de L’Angle mort, de Pierre
Trividic et Patrick­Mario Bernard.
Après moult épisodes, l’acteur français
d’origine togolaise renonçait à assister au dî­
ner des Révélations. La SRF, emblème d’une
nouvelle génération d’auteurs, ajoutait que
Claire Denis avait également été écartée
(« elle n’était pas disponible », a assuré l’aca­
démie), alors que la réalisatrice était tout à
fait prête à « marrainer » Amadou Mbow, qui
joue dans Atlantique, de Mati Diop – cou­
ronné du Grand Prix à Cannes et nommé au
César du meilleur premier film.
Quelques heures après le communiqué du
13 janvier, en plein dîner du gala, un mo­
ment ordinairement consacré à l’autocélé­
bration des personnalités présentes, Cédric
Klapisch, Michel Hazanavicius, Laurent La­
fitte, Robin Campillo, Louis Garrel, Jacques
Audiard, Golshifteh Farahani et Marina Foïs
ont lancé une fronde aussi soudaine qu’iné­
dite. Devant un Alain Terzian médusé, tous
se sont succédé au micro pour dénoncer les
pratiques de l’Académie des Césars. « On est
tous mal à l’aise. (...) Acceptez les demandes
même quand les gens ne portent pas le cos­
tume » (Louis Garrel) ; « Je me sens dans l’em­
barras de participer à des soirées où il y aurait
des castes, des désirables et des pas désira­
bles » (Marina Foïs). Ce soir­là, Danièle
Thompson, fidèle de Terzian, est justement
assise au côté de l’actrice. La réalisatrice est
abasourdie : « Je suis tombée des nues. J’ai été
étonnée par ce déferlement de révolte sur un
sujet dont je n’avais jamais entendu parler. Je
ne sais pas du tout pourquoi ça s’est passé
comme ça. On n’est pas mis au courant de ces
histoires de parrainage. »
Après son intervention, Marina Foïs lui
glisse « qu’il faut que l’académie s’ouvre, cela
ne peut plus se passer comme ça ». Danièle
Thompson lui assure qu’elle y est favorable
depuis longtemps : « De l’extérieur, les Césars
sont vus comme un vieux truc. Quand vous
regardez la composition de notre bureau, on
n’est quand même pas des perdreaux de l’an­
née, raconte­t­elle quelques jours plus tard. Il
faut qu’on intronise de nouveaux membres,
qu’on s’ouvre à cette formidable vague du ci­
néma français. A des gens comme Céline
Sciamma ou des producteurs qui s’impli­
quent beaucoup. » Le soir du dîner, Alain
Terzian a reconnu s’être pris les pieds dans le
tapis, présentant dans un communiqué ses
« sincères excuses » et « ses regrets ».
L’incident aurait pu s’éteindre en quelques
jours. Mais il intervient à un moment où le ci­
néma est traversé par de brûlants sujets de

société : rendre visible les minorités, promou­
voir l’égalité femmes­hommes, dénoncer les
comportements sexistes. Or le cinéma de Ter­
zian, c’est d’abord du rêve, du glamour, des ac­
trices en robe de soirée... certainement pas le
réceptacle des débats de société. En 2017, le
surgissement de l’affaire Weinstein le préoc­
cupe d’ailleurs assez peu. Il déclare qu’un tel
scandale « ne pourrait pas se produire en
France parce qu’en France, on est trop attaché
au projet artistique pour se permettre ce genre
de pratique ». Il clôt le débat d’un définitif : « Il
n’y a pas d’abus de pouvoir dans le cinéma
français. » La même année, Terzian propose à
Roman Polanski de présider la cérémonie des
Césars, alors que plusieurs accusations de
viol visaient le cinéaste. Aujourd’hui, les
douze nominations pour son dernier film
J’accuse (dont il n’est pas responsable,
puisque ce sont les 4 000 membres de l’aca­
démie qui votent), ont soulevé la colère des
associations féministes qui ont appelé en dé­
but de semaine l’académie à ne pas apporter
ses suffrages au film de Polanski.

REMARQUES SEXISTES
Au courant de l’année 2018, lorsque le collectif
50/50 réclame à Terzian le pourcentage de la
répartition femmes­hommes au sein de l’aca­
démie, il promet des chiffres qu’il ne trans­
mettra jamais, malgré des relances. Il y a seu­
lement quelques jours, il a reconnu que, sur
les 4 680 membres de l’académie, 65 % sont
des hommes et 35 %, des femmes. Lors de la
43 e cérémonie en 2018, durant laquelle les in­
vités arboraient un ruban blanc en soutien
aux femmes victimes de harcèlement et de
violences, une blague avait circulé, suggérant
de porter un badge « Moi Terzian, toi Jane »,
tant le président n’est pas réputé féministe.
Evoquer son nom, c’est entendre, très sou­
vent, des remarques et allusions sur son
comportement avec les femmes. Le Monde a
recueilli plusieurs témoignages, souvent
spontanés, de femmes (qui ont voulu rester
anonymes) ayant fait l’objet de remarques et
comportements sexistes ou de gestes dépla­
cés. Dans l’entretien avec le JDD, alors qu’il
lui est demandé s’il a toujours eu un com­
portement irréprochable avec les femmes, il
répond par ce seul mot : « Parfaitement. »
Longtemps avant de susciter une hostilité
quasi unanime de la profession, Alain Ter­
zian fut considéré comme le « sauveur » des
Césars. C’est une vieille histoire qui com­
mence à l’aube de l’an 2000. Daniel Toscan
du Plantier, producteur brillant qui a tra­
vaillé avec les réalisateurs les plus presti­
gieux du cinéma (Ingmar Bergman, Federico
Fellini, Roberto Rossellini, Andrzej Wajda),
se retrouve une fois de plus comme un
oiseau sur la branche. Talentueux mais piè­
tre gestionnaire, il est régulièrement aux
abois. Quatre ans plus tôt, Toscan a racheté la

société de production de la cérémonie des
Césars à son fondateur, Georges Cravenne.
C’est en 1976 que le journaliste et producteur
de cinéma lance l’Académie des Césars. Pour
veiller à son bon fonctionnement, Georges
Cravenne fonde alors deux entités : l’Associa­
tion pour la promotion du cinéma (APC)


  • association loi 1901, à but non lucratif – et
    une entreprise aujourd’hui connue sous la
    dénomination ECE SA (Europe Cinéma
    Evénement) chargée de négocier les droits
    de diffusion de la cérémonie.
    En ce début de millénaire, Toscan, nouveau
    propriétaire des Césars, cherche désespéré­
    ment une issue : il doit payer des annuités
    importantes à Georges Cravenne mais il n’en
    a plus les moyens. Après avoir fait le tour de
    ses connaissances, il se tourne vers son ami
    Bernard­Henri Lévy. Les deux hommes étant
    très liés, Bernard­Henri Lévy accepte sans
    barguigner. Il lui prête 3 millions d’euros,
    dont 1 million pour les Césars.
    Le mardi 11 février 2003, Daniel Toscan du
    Plantier meurt subitement d’une crise car­
    diaque à Berlin, où il participait à la 53e Berli­
    nale, après avoir dîné joyeusement avec
    Jean­Jacques Aillagon. L’ancien ministre de
    la culture se souvient du séisme d’alors : « Il
    est mort comme un feu d’artifice en plein
    ciel. » Toscan laisse le cinéma français orphe­
    lin et les Césars endettés : BHL devient le
    principal créancier de la société. D’après les
    souvenirs de l’un de ses proches, la situation
    embarrasse l’écrivain. Les Césars ne l’intéres­
    sent pas. La Banque OBC est mandatée par
    Mélita Toscan du Plantier, veuve du produc­
    teur, pour trouver une solution. Or, à l’épo­
    que, personne n’en veut. Quelques proposi­
    tions émergent : Arnaud Lagardère et un ma­
    gnat de l’immobilier s’y intéressent mais el­
    les ne satisfont pas les membres historiques
    de l’académie.
    De son côté, Alain Rocca, le trésorier de
    l’académie, se tourne vers Natixis Coficiné, la
    banque du cinéma. Les discussions débou­
    chent sur une solution alternative : et si l’APC
    devenait propriétaire d’ECE? La banque, au
    nom du sauvetage de la vitrine du cinéma
    français, s’engage à prêter l’argent à l’APC afin
    qu’elle rachète la société commerciale. C’est
    là qu’Alain Terzian, membre du conseil d’ad­
    ministration de l’académie, entre en scène.
    Le producteur, à la tête de la puissante Union
    des producteurs de films (UPF), négocie pied
    à pied avec Canal+, le diffuseur de la cérémo­
    nie, et obtient une victoire : la chaîne signe
    un contrat de diffusion qui l’engage pour
    sept ans, de 2005 à 2012. Ce contrat, précieux,
    constitue une garantie pour la banque qui
    accorde donc un crédit d’1,2 million d’euros à
    l’association des Césars, désormais proprié­
    taire de la cérémonie. Le 25 octobre 2005, à
    10 heures, Alain Terzian, sans avoir mis un
    sou de sa poche, cumule alors deux fonc­


LONGTEMPS 


AVANT DE SUSCITER 


UNE HOSTILITÉ 


QUASI UNANIME 


DE LA PROFESSION, 


ALAIN TERZIAN FUT 


CONSIDÉRÉ COMME 


LE « SAUVEUR » 


DES CÉSARS


Alain Terzian ou la chute 


du parrain des Césars


Face à la fronde du cinéma français qui lui reproche


sa gestion autocratique, la direction de


l’Académie des Césars, présidée par le producteur


des « Visiteurs », a démissionné jeudi 13 février


C I N É M A

Free download pdf