Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
26 |
styles

SAMEDI 15 FÉVRIER 2020

0123


dans la salle du défilé qui se remplit joyeu­
sement ce mardi 11 février, on tombe sur un
buffet magnifique (il est midi) qu’on imagine
bio et fait maison, et de drôles de blocs consti­
tués de papiers déchiquetés qui structurent l’es­
pace. Aussi esthétiques que déclaratifs, ils ra­
content une histoire intéressante de l’évolution
de l’industrie de la mode qui, de son engoue­
ment pour l’art, passe doucement à une pas­
sion – nécessaire – pour l’environnement. Avant
d’être une marque (depuis 2015), Gabriela Hearst
est une personne peu ordinaire : propriétaire
terrienne en Uruguay (son père lui a laissé la
charge du ranch familial de 7 000 hectares où
elle a été élevée), elle est aussi une vraie socialite
new­yorkaise, mariée à Austin Hearst (du
groupe de presse et de médias Hearst), une
styliste et une femme d’affaires engagée.
Sa collection n’a pas puisé son inspiration dans
l’œuvre d’un peintre ou d’un cinéaste, mais dans
« la recherche de techniques qui permettent de
travailler avec les déchets sans compromettre la
qualité ou l’esthétique. Cette idée a infusé à la fois
la collection et la direction artistique du défilé »,
précise­t­elle. D’où les balles de papiers déchi­
quetés qui provenaient d’une société de recy­
clage de Brooklyn et y sont retournées après le
show. Peinture artisanale sur les cuirs, comme il
y a cinq mille ans, maille faite à la main par une
coopérative de femmes et un tricoteur local en
Uruguay, remplacement de l’élasthanne (syn­
thétique) par des fils de soie pour augmenter
l’élasticité des tricots, cachemire recyclé ou natu­
rel, c’est­à­dire non teint donc sans substances
chimiques ni artificielles, empreinte carbone du
défilé mesurée par EcoAct, avec pour objectif de
la réduire par rapport à septembre dernier...
Une démarche fort louable, qui vaut aussi
parce qu’elle sert un vestiaire original et d’une
beauté pure. Pas une seule fausse note sur la
trentaine de passages, des cabans en kilim aux
robes en cuir, en passant par les solides boots de
combat lacées, les blazers ou la longue et ample
jupe plissée à empiècements de velours de coton
organique et de veau velours bleu marine...
ca. ro.

l’américaine way of life


Sur des podiums désertés par


les grandes stars (masculines) de


la mode new­yorkaise, les designers


femmes ont pris la lumière


MODE


new york (états­unis)

D


imanche 9 février, en
pleine Fashion Week
de New York, tous
ceux qui étaient ve­
nus voir, dans la ville qui ne dort
jamais, les collections de l’autom­
ne­hiver 2020­2021 avaient les
yeux tournés... vers Los Angeles.
On croisait peu de monde dans
les restaurants que fréquente
d’habitude le milieu. Acheteurs,
journalistes, influenceurs étaient
restés chez eux : les marques défi­
laient à la télé, pour la retransmis­
sion des Oscars. Cela n’a pas em­
pêché ABC de réaliser, avec cette
92 e cérémonie, la plus mauvaise
audience de son histoire, avec
23,6 millions de spectateurs
(6 millions de moins qu’en 2019).
Mais la mode se moque bien de
l’Audimat. Elle voulait juste savoir
ce que porterait Scarlett Johans­
son (une robe Oscar de la Renta)
ou Joaquin Phoenix (un costume
Stella McCartney) et, surtout, à
quoi ressemblerait le show de
Tom Ford. Car à New York, les ab­
sents n’ont pas forcément tort...
Comme à son habitude, le cha­
rismatique Texan, inventeur du
porno chic dans les années 1990
chez Gucci, a fait couler de l’encre.
Nommé il y a un an président du
Council of Fashion Designers of
America (CFDA), il a, de par sa
charge, la responsabilité de faire
briller New York comme capitale
de la mode et éminente rivale de
Paris, Milan et Londres. Mais Tom
Ford, réalisateur de A Single Man
(2009), Nocturnal Animals (2016)
et costumier de James Bond (sur
Quantum of Solace et Skyfall), est
un tournesol : son soleil se lève et
se couche à Hollywood.

podium Kendall Jenner – à moitié
nue sous la dentelle noire –, Gigi
et Bella Hadid et, assis au premier
rang, Renée Zellweger, Jeff Bezos
ou encore Jennifer Lopez, qui
s’était déjà bien fait remarquer à
la mi­temps du Super Bowl le
week­end précédent...
Ce qui a pu inquiéter un mo­
ment la profession – pas autant
que le coronavirus, mais tout de
même – n’est pas tant le fait que
Ford montre sa collection à l’autre
bout du pays, mais plutôt qu’il ne
soit pas le seul cette saison à bou­
der la Big Apple. Ils sont cinq, lui
compris, et pas des moindres :
Tommy Hilfiger est attendu pen­
dant la Fashion Week de Londres,
Jeremy Scott a dit vouloir revenir
sur les podiums parisiens de la
haute couture en juillet, Phillip
Lim (créateur talentueux, chou­
chou des rédactrices de mode de­
puis quinze ans) est absent et le
« boss » Ralph Lauren ne figure sur
aucun calendrier mais préparerait
un grand événement pour avril.
« Cinq pointures qui manquent sur
six jours... Ça crée du vide, quand
même... », répètent à l’envi ceux
qui sont venus malgré tout.
Mais l’absence des grands noms
de la mode américaine sur les po­
diums new­yorkais (à part Mi­
chael Kors et Marc Jacobs qui, fi­
dèles au poste, clôturent la se­
maine) crée une nouvelle dyna­
mique qui profite aux femmes.
Tout à coup, on les voit mieux,
différemment, et on réalise avec
effroi qu’on se contentait jus­
que­là de les savoir dans l’ombre
des géants masculins. Sur cette
édition, elles en ont fait voir de
toutes les couleurs et ont satisfait
tous les goûts, du lancement
hypermédiatisé des nouvelles
chaussures Fenty (marque dans le
giron de LVMH) en présence de
leur créatrice star Rihanna, forcé­
ment en grande pompe chez
Bergdorf Goodman, au show
mystico­romantico­gothique des
sœurs Rodarte en passant par
l’épure fantastique des jumelles
Olsen pour leur marque The Row,
la très belle proposition écores­
ponsable de Gabriela Hearst ou
encore la projection du 19e chapi­

tre de la série Women’s Tales (« his­
toires de femmes ») produite par
Miu Miu (donc Miuccia Prada).
Quand on lui parle de ce calen­
drier américain qui se vide lente­
ment depuis deux ou trois sai­
sons, Sophie Delafontaine dit ne
pas être inquiète. La directrice ar­
tistique de la maison française
Longchamp, qui défilait pour la
quatrième fois à New York, samedi
8 février, près d’Hudson Yards, le
quartier qui monte à Manhattan,
ajoute même : « Cela nous laisse
plus d’espace pour nous exprimer.
C’est justement aussi ce que j’ap­
précie à New York. » Comprendre :
par rapport à Paris, avec sa Fashion
Week ultrariche en géants du luxe
et en labels pointus.
« Aujourd’hui, poursuit­elle, l’in­
formation, d’où qu’elle vienne, se
propage très vite. Et moi, j’aime
avant tout l’idée de démarrer la sai­
son. Il y a une dynamique posi­
tive. » Elle explique : cela requiert
« une petite logistique, puisque nos
ateliers sont en France. Tout le stu­
dio m’accompagne ainsi que quel­
ques couturières. Les produits par­
tent trois semaines plus tôt, mais
nous avons toujours des petites
créations de dernière minute. Nous
nous installons dans un grand stu­
dio pendant une semaine. C’est un
moment intense mais énergisant ».

Ralph Lauren au féminin
D’un point de vue certes français,
la place laissée par les grosses
pointures permet aussi de mieux
connaître les marques qui comp­
tent sur le marché américain,
mais dont la notoriété n’a pas en­
core franchement réussi à traver­
ser l’Atlantique. Il en va ainsi de
Tory Burch, ravissante et chic
femme d’affaires qui nous fait
penser, par ce qu’elle incarne de
l’Amérique et par son côté self­
made­woman, à... Ralph Lauren.
En seize ans bientôt, elle a bâti
un petit empire aux Etats­Unis,
fait d’une ballerine qui porte le
prénom de sa mère un succès fou,
et donné aux femmes de son
pays, quel que soit leur âge, la pos­
sibilité d’accueillir dans leur dres­
sing, pour un prix raisonnable, la
quintessence de ce style new­yor­
kais si particulier, qui associe
l’exigence classique de la Ve Ave­
nue et l’esprit country bohème
que certaines Américaines ont su
garder en elles : mi­Petite Maison
dans la prairie, mi­cowgirl.
Romantique et boyish.
« Quand je me suis lancée, entre
les marques de créateurs et Ba­
nana Republic, il y avait comme
une place à prendre », rappelle
celle qui a créé sa fondation
en 2009, a largement franchi le
cap du milliard de dollars de chif­
fre d’affaires et a su rester perti­
nente du point de vue des tendan­
ces, sans chercher jamais à en lan­
cer. « Une place qui se situerait au­
dessus de la mode contemporaine
moyen de gamme, en misant
ouvertement sur la qualité et l’ac­
cessibilité des vêtements pour les
consommatrices et sur la respon­
sabilité envers les collaborateurs. »
Oui, il y avait bien une place. Et
Tory Burch l’a conquise, elle qui
précise cependant : « Nous ne
sommes qu’au début de l’his­
toire. » Il semble que ce soit le cas
pour beaucoup de femmes chefs
d’entreprise et de créatrices de
mode sur cet énorme marché
américain.
caroline rousseau

EN SEIZE ANS BIENTÔT, 


TORY BURCH A BÂTI


UN PETIT EMPIRE 


AUX ÉTATS­UNIS,


AVEC CE STYLE


NEW­YORKAIS SI 


PARTICULIER, ENTRE 


CLASSICISME 


ET ROMANTISME BOHÈME


Gabriela Hearst,


la bonne équation


NEW YORK | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2020-2021


à chaque fashion week ses « dadas » stylisti­
ques, qui annoncent sans doute les tendances
de l’automne­hiver prochain.

Le mix bottes ­jupe longue Difficile de trouver
une marque qui n’ait pas fait défiler de bottes
en cuir, de cuissardes plates, ou presque, en bot­
tes brodées, voire peintes à la main. D’une
beauté massive un brin gaucho, ou plus fines et
à talons comme au meilleur des années 1970­
1980 (un peu Meryl Streep dans Kramer contre
Kramer ou Brigitte Fossey dans La Boum), mais
faites pour 2020. Et ces bottes, quelles qu’elles
soient, se portent sous de grandes jupes ou ro­
bes, noires ou imprimées, en mousseline ou en
cuir, qui viennent caresser le haut du mollet à
chaque enjambée. Chez Michael Kors, Gabriela
Hearst, Tory Burch, Longchamp, etc.

La fête de la chaussette Glissées dans des ten­
nis, des escarpins à tout petits talons ou poin­
tus et ultraplats comme chez Coach, ou dans
des ballerines lacées autour de la cheville
comme chez The Row, les grosses chaussettes
réchauffent les souliers légers.

L’union rose­orange L’inspiration est évidente
pour le public français : c’est Yves Saint Laurent

qui retrouve dans les années 1970 l’inspiration à
Marrakech et marie deux couleurs cousines
qu’on gardait jusque­là plutôt à distance l’une de
l’autre en Occident, le fuchsia et le mandarine. A
New York, chez Oscar de la Renta et Carolina Her­
rera, l’idée a fait son chemin et ces coloris, joués
en aplats « bi­goût » sur des robes en taffetas très
habillées, n’ont rien perdu de leur beauté.

Les fleurs d’hiver Les imprimés fleuris, et jus­
qu’aux motifs cachemire, joués sur des robes
vaporeuses, peuvent surprendre pour une sai­
son d’hiver. Mais ils lui apportent beaucoup de
poésie. Dans un style anglais chez Rodarte ou
country chic chez Michael Kors. Mais ce qui est
plus intéressant, c’est la vision de Tory Burch sur
ce sujet : « On parle beaucoup d’“empowerment”
aujourd’hui. De redonner le pouvoir, les respon­
sabilités et la confiance en elles aux femmes.
D’habitude, cela passe par un vestiaire basé sur la
technique tailleur (les vestes, les manteaux, les
pantalons, etc.), ce que l’on nomme “power dres­
sing”. Moi, j’aime l’idée de rompre avec cela et de
faire des soies imprimées, des cuirs brodés, des
grandes tuniques ou des ballerines des signaux
forts de puissance et d’estime de soi. Je trouve ce
rapport au pouvoir plus moderne. »
ca. ro.

Des bottes aux fleurs, les tendances des podiums


Quand il s’est avéré cette année
que le grand raout du 7e art aurait
lieu pendant la Fashion Week de
New York, Ford n’a pas hésité une
seule seconde et a choisi de défi­
ler à Los Angeles. Où est le pro­
blème? La couverture médiati­
que de son show a été plus qu’ho­
norée. Avant et après l’événement
lui­même. Il était presque comi­
que de voir qu’il occupait la
« une » et deux pages intérieures
du supplément papier pourtant
titré « Spécial New York » du réfé­
rent Women’s Wear Daily distri­
bué pendant les défilés. Steven
Kolb, directeur général du CFDA, a
expliqué au New York Times que
les projecteurs tournés vers le ta­
pis rouge des Oscars et la visibilité
mondiale (pour les marques)
étaient « complémentaires de la
Fashion Week new­yorkaise ».

L’épure des jumelles Olsen
Nonobstant le petit « souci » lo­
gistique du vol aller­retour pour
les mannequins, les people et
Anna Wintour, tout a plutôt bien
fonctionné. Et Tom Ford a brillé
vendredi 7 février, presque autant
que les statuettes attribuées deux
soirs plus tard, en alignant sur le
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