Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

28 |


IDÉES


SAMEDI 15 FÉVRIER 2020

0123


« Les réactions


irrationnelles sont le lot de


toutes les épidémies »


De la peste au coronavirus


en passant par le choléra,


les épidémies ont


toujours suscité de


grandes peurs collectives.


Quels sont leurs traits


communs? Comment


ont­elles évolué avec les


mentalités, avec les


progrès de la médecine?


Les éclairages d’Anne­


Marie Moulin, médecin


et philosophe


ENTRETIEN


A


nne­Marie Moulin est médecin et
philosophe. Spécialiste des mala­
dies tropicales, directrice de
recherche émérite au CNRS
(laboratoire SPHère de philoso­
phie et d’histoire des sciences),
elle a notamment publié Le Médecin du
prince. Voyage à travers les cultures (Odile
Jacob, 2010).


L’épidémie provoquée par le coronavirus
SARS­CoV­2 (appelé 2019­nCoV jusqu’au 12
février) déclenche en France, où très peu
de cas ont été déclarés, des manifestations
de racisme à l’encontre de la communauté
asiatique. Comment comprendre ces réac­
tions violentes et irrationnelles?
Le coronavirus est entré dans la vie
quotidienne des Français, qui suivent en
temps réel les événements et leur interpré­
tation par les experts. Faute de pouvoir s’at­
taquer directement au virus, ce sont leurs
porteurs potentiels qui retiennent l’atten­
tion du public : les personnes aux traits asia­
tiques sont une cible toute trouvée, qui per­
met de concentrer les angoisses.
Les réactions irrationnelles de ce type sont
le lot de toutes les épidémies. On les obser­
vait déjà lors de la « peste d’Athènes », la plus
ancienne sur laquelle on ait véritablement
des informations.


Que nous apprend cet épisode antique
sur nos peurs collectives?
Cette épidémie a sévi par vagues de 430 à
426 av. J.­C. On ne sait pas quel est l’agent
infectieux qui l’a provoquée, mais ce qui
paraît à peu près certain, au vu des symptô­
mes décrits, c’est qu’il ne s’agissait pas du
bacille Yersinia pestis – les Grecs et les
Romains désignaient par le mot « peste »
toute affection épidémique. Les réactions de
la société athénienne face à la maladie ont
été très bien décrites par Thucydide [460­
397 av. J.­C.], dans le deuxième livre de son
Histoire de la guerre du Péloponnèse. Les
morts se comptent par milliers, et l’histo­


OLIVIER BONHOMME

rien rapporte un « désordre moral crois­
sant ». Les médecins ne soignent plus, les
gouvernants ne gouvernent plus, les
citoyens ne reconnaissent plus les liens
d’amitié et de solidarité entre eux, ne res­
pectent plus les dieux, enterrent les morts
n’importe comment... On retrouvera ce
comportement anomique – au sens de
Durkheim, c’est­à­dire sans lois – dans les
épidémies ultérieures.

Notamment lors de la peste noire,
qui a tué de 30 % à 50 % des Européens
en cinq ans (1347­1352), soit environ
25 millions de personnes... Dans « La Peur
en Occident » (Fayard, 1978), l’historien

Jean Delumeau dépeint également
la mise en quarantaine de la ville assiégée
par la maladie, devenant « anormalement
déserte et silencieuse ». Une situation
proche de celle que vivent les habitants
de Wuhan, la ville d’où est partie l’épidé­
mie de coronavirus...
A cette différence près qu’à notre époque
mondialisée ce ne sont plus seulement les
villes qui sont mises en quarantaine, mais
parfois le pays tout entier. Au risque de
plonger celui­ci dans une crise économique
venant s’ajouter à la crise sanitaire.
C’est ce qui s’est passé en Inde, en 1994. En
septembre de cette année­là, une épidémie
de peste a éclaté à Surat, ville industrielle de

2 millions d’habitants située au nord de
Bombay, peuplée de migrants venus tra­
vailler dans les mines de diamants et de
pierres précieuses. Une peste pulmonaire
on ne peut plus classique, qui a très vite été
identifiée comme telle. Poussés par la pani­
que, des dizaines de milliers de migrants ont
fui pour retourner dans leurs villages : ils se
sont dispersés dans l’ensemble du pays, fai­
sant craindre aux autorités qu’ils n’emmè­
nent avec eux le bacille de la peste.
Quelques semaines plus tard, grâce à des
mesures efficaces de prévention et de
traitement, l’épidémie était maîtrisée. Mais,
entre­temps, l’inquiétude des autorités avait
suffi pour que la communauté interna­
tionale fasse preuve d’une brutalité incroya­
ble – chaque pays agissant de son côté, sans
concertation, afin de protéger l’intérieur de
ses frontières.
Les Emirats arabes unis ont décidé de
suspendre toute importation agricole en
provenance d’Inde, des mesures ont été
prises dans les aéroports occidentaux pour
arraisonner les marchandises et les
personnes, des familles se sont retrouvées
parquées dans des conditions épouvanta­
bles, les denrées périssables ont été détrui­
tes... Un désastre humain et budgétaire. Au
total, la manière dont les pays extérieurs ont
surréagi a coûté à l’Inde environ 600 mil­
lions de dollars. Alors que la peste de Surat a
touché moins d’un millier de personnes, et
fait moins de 60 morts.

La médecine d’autrefois considérait pour­
tant que la peur était mauvaise conseil­
lère et qu’elle prédisposait à recevoir la
contagion. Paracelse (1493­1541), médecin

il arrive qu’en attrapant le jour­
nal d’une chaîne d’information en
continu on ait la sensation d’avoir
déjà vu le film. C’est très exactement
ce qui se produit ces jours­ci pour les
quelques millions de Terriens qui, de­
puis l’automne 2011, ont vu Conta­
gion, de Steven Soderbergh. Pano­
rama terrifiant et dépassionné d’une
pandémie, le long­métrage du plus
hypocondriaque des cinéastes donne,
au temps du coronavirus, une lon­
gueur d’avance à ses spectateurs.
Ceux­ci ont dû le faire savoir, puis­
que le film a grimpé dans le classe­
ment des meilleures ventes sur la
plate­forme cinéma d’Apple aux Etats­
Unis (en France, Contagion est dispo­

nible sur Netflix). Les ressemblances
avec des événements et des situations
réelles sont non seulement intention­
nelles, mais troublantes. Sur un scéna­
rio de Scott Z. Burns (collaborateur de
confiance, qui vient de tirer, toujours
pour Soderbergh, une comédie de
l’amas d’informations libéré par les
« Panama Papers » – The Laundromat),
l’auteur d’Erin Brockovich déploie sa
toile sur toute la planète. La patiente
zéro (Gwyneth Paltrow), femme d’af­
faires américaine, rapporte un virus
de Chine. Transmissible par voie aé­
rienne, le virus (qui provoque une
forme mortelle de méningite) se ré­
pand à travers le monde, accompagné
par la panique qu’entretiennent à la

fois des autorités obsédées par le goût
du secret et les conspirationnistes qui
sévissent sur la Toile. Ceux­ci sont in­
carnés notamment par Jude Law, qui
n’est jamais aussi bon que quand il est
répugnant.

Fiction et réalité
Le souci de rigueur de Soderbergh et
Burns ne doit pas conduire à confon­
dre fiction et réalité. Soderbergh se
passionne pour la maladie qu’il a
aussi abordée dans Effets secondaires
(2013), thriller pharmaceutique, Para­
noïa, (2018), film d’horreur dont l’un
des principaux ressorts était la politi­
que sanitaire américaine, et The
Knick, (2014), magnifique et sangui­

nolente série chroniquant la nais­
sance de la chirurgie moderne. C’est
que l’approche de la mort ouvre l’ap­
pétit de fiction.
Dans Contagion, le metteur en
scène joue avec le star­system en ex­
posant au virus une galerie de stars
hollywoodiennes, dont Matt Damon,
Laurence Fishburne, Kate Winslet ou
Marion Cotillard. Ce jeu de massacre à
l’humour très sombre se conclut par
une vision profondément troublante.
Soderbergh finit par dénoncer le cou­
pable ; c’est exactement le même que
celui que viennent d’identifier les
chercheurs qui travaillent sur le coro­
navirus : une chauve­souris.
thomas sotinel

La troublante sensation de déjà-vu des spectateurs de « Contagion »


« FAUTE DE POUVOIR 


S’ATTAQUER 


DIRECTEMENT 


AU VIRUS, CE SONT 


LEURS PORTEURS 


POTENTIELS 


QUI RETIENNENT 


L’ATTENTION 


DU PUBLIC »

Free download pdf