30 |idées SAMEDI 15 FÉVRIER 2020
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Valérie Cabanes La rhétorique
écologique des dirigeants français
relève surtout d’éléments de langage
Emmanuel Macron, le gouvernement et les parlementaires de la majorité
affichent, en paroles, leur appui à la reconnaissance du crime d’écocide,
mais les actes ne suivent pas, affirme la spécialiste de droit international
P
armi les réponses qu’exige
de toute urgence l’accéléra
tion de la crise climatique
et des atteintes à la biodi
versité figure la nécessité de re
penser un droit et une gouver
nance respectueux de l’écosys
tème Terre. La première étape
serait d’oser imposer un cadre
contraignant aux activités indus
trielles pour qu’elles respectent
les limites de ce que la planète
nous offre et préservent ainsi nos
conditions d’existence. Cela im
plique de reconnaître le crime
d’écocide. La seconde étape serait
d’inventer des moyens de conci
lier nos droits à ceux des autres
éléments de la nature, en com
mençant par leur reconnaître le
droit à jouer leur rôle respectif
dans le maintien de la vie.
Depuis plusieurs mois, ces deux
propositions sont reprises dans
des éléments de langage de nos
dirigeants dans les arènes inter
nationale, européenne et natio
nale. Les alertes scientifiques de
plus en plus pressantes et la mul
tiplication des phénomènes mé
téorologiques extrêmes à travers
le monde les incitent à adopter
une rhétorique écologique révo
lutionnaire. En outre, le président
de la République souhaite légiti
mer son titre de « Champion de la
Terre », décerné par les Nations
unies en 2018 mais en décalage
avec son image en France. Il dis
posera, cette année, de deux tri
bunes à haute valeur symboli
que : le Congrès mondial de la na
ture à Marseille, en juin, et la
conférence des parties à la
Convention sur la biodiversité
(COP15) en Chine, en fin d’année.
En août 2019, Emmanuel
Macron avait qualifié d’écocide
les feux en Amazonie. Le 10
janvier, devant la Convention
citoyenne pour le climat, il a
reconnu la nécessité de légiférer
« à l’international » sur le crime
d’écocide en adoptant un amen
dement au statut de la Cour
pénale Internationale (CPI) et a
affirmé travailler avec ses parte
naires européens en ce sens.
Mais la réalité est tout autre.
Début décembre 2019, la France
n’a pas envoyé son ambassadeur
pour l’environnement à l’Assem
blée des Etats parties à la CPI, où il
était pourtant invité par les répu
bliques du Vanuatu et des Maldi
ves. Ces Etats insulaires, menacés
par la montée les eaux du fait du
réchauffement, ont attendu en
vain un appui de la France à leur
demande de reconnaissance du
crime d’écocide.
Ne soyons pas dupes
Qu’en estil au niveau européen?
Le 16 janvier, le groupe parlemen
taire Renew Europe, auquel appar
tiennent les eurodéputés de La Ré
publique en marche (LRM), s’est
fait remarquer en soutenant au
Parlement européen un amende
ment demandant que l’Europe dé
fende lors de la prochaine COP15
l’octroi d’un statut juridique aux
communs naturels et aux écosys
tèmes marins et terrestres, et que
leur soient reconnus des droits.
Cet amendement, porté par la
députée du groupe Les Verts, Ma
rie Toussaint, a failli être adopté, à
23 voix près (291 pour, 314 contre).
C’est indéniablement une sur
prise, car il s’agit là de soutenir un
renversement des normes où la
nature deviendrait sujet de droit
et non objet d’appropriation, et
donc, en filigrane, où le droit com
mercial serait contraint de respec
ter le droit des écosystèmes à exis
ter, se régénérer et évoluer.
Mais là encore, ne soyons pas
dupes. Il est facile pour des dépu
tés européens de se positionner
ainsi dans le cadre de recomman
dations faites au reste du monde
en vue de la COP15, sachant qu’el
les ne les engagent en rien. Il y a
d’ailleurs fort à parier que ce vote
n’aurait pas obtenu ce suffrage s’il
avait fallu voter une directive
européenne, vouée à s’appliquer,
par transposition, à la France.
Enfin au niveau national, Em
manuel Macron n’a jamais sou
haité que le crime d’écocide soit
reconnu. Deux propositions de loi
sur ce thème ont été présentées
en 2019, l’une en mai au Sénat,
l’autre en décembre à l’Assemblée,
toutes deux par les groupes socia
listes. Elles ont été rejetées en bloc
par les deux majorités.
Il est clair qu’Emmanuel Ma
cron est réticent à l’idée que les
intérêts économiques français
puissent pâtir d’une législation
qui contraigne l’activité indus
trielle au respect des limites pla
nétaires. Cela imposerait de res
treindre la liberté d’entreprendre
et le droit de propriété, et audelà,
de bousculer la foi aveugle de
beaucoup de nos dirigeants poli
tiques et économiques dans le
dogme de la croissance.
Cette position s’est nettement
affichée lors des débats sur la ré
forme constitutionnelle souhai
tée par Emmanuel Macron début
2018 (et toujours dans les limbes).
De nombreuses associations
avaient proposé une réécriture de
l’article 1 de la Constitution afin
d’inclure dans les principes fonda
mentaux de la République la lutte
contre les changements climati
ques, la préservation de la biodi
versité et le respect des limites
planétaires.
Le gouvernement s’était dit prêt
à soutenir les deux premiers
points mais en ne s’engageant
qu’à les « favoriser », et ce, sur re
commandations du Conseil
d’Etat. Engager la République à les
« garantir » aurait pu permettre
aux citoyens de poursuivre l’Etat
en cas de manquements à ses
obligations.
Enfin, il s’est opposé catégori
quement à l’idée de respecter les
limites planétaires – le change
ment climatique, les pertes de
biodiversité, les perturbations
globales du cycle de l’azote et du
phosphore, l’usage des sols, l’aci
dification des océans, la déplétion
de la couche d’ozone, les aérosols
atmosphériques, l’usage de l’eau
douce, la pollution chimique (plus
largement l’introduction d’entités
nouvelles dans la biosphère) –
dont 6 sur 9 ont déjà été franchies
par la France, selon l’aveu même
du ministère de la transition éco
logique et solidaire dans son Rap
port sur l’état de l’environnement,
publié en octobre 2019.
Ces limites, définies par le Stoc
kholm Resilience Center^ et déjà
utilisées par l’ONU et l’Union
européenne afin de se fixer des
objectifs de développement sou
tenables, correspondent à neuf
processus et systèmes régulant la
stabilité et la résilience du sys
tème terrestre dont dépendent
nos conditions d’existence.
Pour chacun d’entre eux, des va
leurs seuils ont été définies qui ne
doivent pas être dépassées si l’hu
manité veut pouvoir se dévelop
per dans un écosystème sûr. Le
franchissement de ces limites, en
particulier concernant le change
ment climatique et l’érosion de la
biodiversité, nous conduit vers
un « point de basculement » ca
ractérisé par un processus d’ex
tinction de masse irréversible et
des conséquences catastrophi
ques pour l’humanité.
Ainsi refuser d’engager la France
vers le respect des limites plané
taires est une preuve supplémen
taire, s’il en fallait, du soutien de
nos dirigeants aux systèmes fi
nancier et industriel actuels qui,
au nom du profit, n’ont aucun
scrupule à menacer le climat, la
biodiversité, la qualité des sols, de
l’air et de l’eau, et au final à mettre
nos vies et celles des générations
futures en danger.
Valérie Cabanes est juriste
en droit international, auteure
d’« Un nouveau droit
pour la Terre » (Seuil, 2016)
et d’« Homo natura » (Buchet-
Chastel, 2017)
Delphine Horvilleur
L’affaire Mila interroge : quel Dieu
se vexerait d’être ainsi malmené?
Le véritable blasphème consiste à croire que l’Eternel,
ses prophètes ou ses envoyés seraient si vulnérables
et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne
leur défense, souligne la rabbin
Q
ue l’on croie en Dieu ou pas, qu’im
porte, on est bien forcé d’admettre que
« ses » livres parfois ne manquent pas
d’humour. Prenez la Bible, par exem
ple. On y raconte, dès la Genèse, l’histoire de
procréations divinement assistées qui offrent
à des nonagénaires stériles la possibilité de de
venir parents. On y narre aussi les pérégrina
tions d’un peuple qui va mettre plus de qua
rante ans à traverser à peine quelques kilomè
tres de désert. On y rencontre un homme,
Moïse, choisi pour porter la parole de Dieu
auprès des hommes et qui vit avec un étrange
handicap : il est bègue! Parmi tous les candi
dats éligibles au porteparolat divin, l’Eternel
s’est donc choisi le seul qui souffre d’un pro
blème d’élocution. L’effet comique est garanti.
Et on pourrait multiplier les exemples. Cer
tes, on objectera, à raison, que la loi biblique ne
prête pas à rire, loin de là. Elle punit et sanc
tionne, lapide et condamne, de la femme adul
tère au fils rebelle, de l’homosexuel au profa
nateur, en passant, bien sûr, par le blasphéma
teur. Et celuilà vit aujourd’hui son moment
« warholien ». Il surgit dans le débat national et
fait l’objet de toutes les attentions. La polémi
que autour du droit sacré au « blasphème » en
terre de laïcité fait soudain de la loi religieuse
son antimodèle, le référent d’un monde an
cien que l’on a su (grâce à Dieu ?) quitter. C’est
d’ailleurs précisément en ces termes que la
garde des sceaux l’énonce, quand elle réaf
firme – et c’est heureux – dans une tribune pu
bliée dans Le Monde daté 910 février, ce qui
devrait aller de soi en République : le droit de
se moquer de toute croyance et le devoir de
protéger tout croyant ou noncroyant, sa légi
timité et sa pleine sécurité.
Et Nicole Belloubet l’affirme ainsi : « Nous ne
sommes plus au temps de Moïse, où le blasphé
mateur devait mourir lapidé par la commu
nauté. » Mais la référence estelle pertinente?
Puisqu’on nous parle d’un temps que les
moins de 3 000 ans ne peuvent pas connaître,
peutêtre n’estil pas inutile de clarifier le con
texte et l’interprétation des versets convoqués,
et dire ce que l’exégèse traditionnelle a su faire
de cette « loi de Moïse », qu’on évoque soudain
comme un antimodèle républicain.
Dans la Bible, le blasphémateur habite le li
vre du Lévitique, en son chapitre 24. Il surgit
au cœur d’un épisode a priori sans lien théma
tique : Moïse reçoit dans ce récit l’ordre de dis
poser sur l’autel consacré à l’Eternel des pains
en l’honneur de Dieu, et de les changer chaque
semaine. Immédiatement après cette descrip
tion rituelle nous est contée l’histoire d’un
homme que l’on surprend un jour en train de
blasphémer. On le conduit devant Moïse pour
qu’il soit jugé, et il est effectivement con
damné à être lapidé.
Mais, demandent les commentateurs, quel
était exactement le tort de cet homme? De
quoi cherchaiton à se débarrasser, à travers
lui? Réponse de la littérature rabbinique : le
blasphème portait précisément sur l’existence
de ces pains, disposés sur l’autel chaque se
maine, dont la Bible vient de parler. L’homme
se serait offusqué qu’on ose disposer des pains
chaque semaine et ne pas les changer quoti
diennement. A ses yeux, Dieu méritait mieux
que des brioches desséchées et Son honneur
était ainsi bafoué. Tel était précisément le blas
phème : non pas dire du mal du divin ou se
moquer de lui, non pas l’insulter ou le désap
prouver... mais, au contraire, s’imaginer que
l’honneur de Dieu dépendait d’un peu d’eau et
de farine.
Un Dieu rendu précisément tout petit
Blasphémer, pour les commentateurs de la Bi
ble, héritiers de Moïse et de sa loi, c’est imagi
ner que Dieu attend que l’on venge son hon
neur ou qu’on lui offre du pain frais. C’est
croire que l’Eternel, ses prophètes ou ses en
voyés seraient si vulnérables et susceptibles
qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur dé
fense. Le blasphémateur, en voulant venger
son Dieu si grand, le rend précisément tout pe
tit et sans envergure. Et c’est de cela que Moïse
aurait souhaité se débarrasser.
La force de la laïcité dans sa nonreconnais
sance du blasphème ne dit pas l’inverse de
cela. Elle arrive en fait à des conclusions simi
laires à partir d’un principe radicalement dif
férent. Là où Moïse dit que Dieu n’a pas besoin
d’être défendu, la laïcité dit que ceux qui se
moquent de Dieu doivent être défendus en
toutes circonstances, tout autant que ceux qui
le louent, ou s’en remettent à lui. L’affaire Mila
semble soudain ressusciter un peu cette his
toire et interroge : qui, de cette jeune fille à la
provocation adolescente, ou de ceux qui la
menacent de mort, est en train de « blasphé
mer »? Quel Dieu se vexerait d’être ainsi mal
mené? Pas celui de Moïse, me sembletil...
sauf s’il a perdu son sens de l’humour.
Lutter contre l’obscurantisme, dans notre Ré
publique comme au sein de nos traditions reli
gieuses, passe par une capacité à rire de nous
mêmes et même parfois de nos croyances et
de Dieu qui, s’il existe, à mieux à faire que de
s’en offusquer.
Delphine Horvilleur est rabbin
de l’association cultuelle Judaïsme
en mouvement, et directrice
de la rédaction de la revue
« Tenou’a », auteure notamment
de « Réflexions sur la question
antisémite » (Grasset, 2019).
QUI, DE CETTE JEUNE
FILLE À LA
PROVOCATION
ADOLESCENTE,
OU DE CEUX QUI LA
MENACENT DE MORT,
EST EN TRAIN DE
« BLASPHÉMER »?