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SAMEDI 15 FÉVRIER 2020 idées| 31
Un fléau africain | par sergueï
L’allemand dégenré
fait polémique
berlin correspondant
P
ublié en décembre 2019, le document a pour titre Guide
pour une langue sensible à la question du genre dans la cité
hanséatique de Lübeck. Sur douze pages, il détaille les nou
velles règles qu’il est conseillé d’appliquer dans les documents
administratifs édités par une municipalité qui « veut parler à
tous, femmes, hommes ou personnes qui se définissent ni comme
femmes ni comme hommes », ainsi que l’écrivent, dans l’avant
propos, le maire socialdémocrate de cette ville du nord de l’Alle
magne, Jan Lindenau (SPD), et sa déléguée chargée des questions
d’égalité, Elke Sasse.
Ces règles peuvent se regrouper en cinq catégories principales. 1.
Systématisation de l’écriture inclusive au moyen du « double
point » (« Senator : innen »), équivalent du « point médian » en fran
çais (« sénateur⋅rice⋅s »). 2. Utilisation de périphrases « dégenrées »
comme « une personne employée » au lieu de « un⋅e employé⋅e »).
- Emploi de « notions neutres » telles que Elternteil (« membre de la
parentèle »), préférable à Vater/Mutter (père/mère). 4. Bannisse
ment des formules « Cher monsieur, Chère madame » en début de
lettre au profit des seuls prénom et nom. 5. Abrogation d’expres
sions imagées véhiculant des « clichés », comme « Not am Mann »
(« on a besoin d’un homme »).
Sans surprise, ces nouvelles règles ont fait bondir Walter Krämer,
économiste à l’université de Dortmund et président du Verein
Deutsche Sprache (VDS), une association de défense de la langue
allemande fondée en 1997 qui revendique
36 000 membres. Ses arguments : les difficultés
de lecture de l’écriture inclusive et le caractère « hi
deux » des expressions recommandées. « La ville
de Lübeck s’assoit sur les règles officielles qui régis
sent l’écriture de l’allemand. (...) Thomas Mann
aurait honte de sa ville natale », a réagi M. Krämer.
Sur les certificats de naissance
Surtout connu pour sa croisade contre le « den
glisch » (l’équivalent du franglais en allemand), le
VDS avait déjà lancé une pétition, en mars 2019,
appelant à « protéger la langue allemande contre
les absurdités du gender ». Elle a été signée par
quelques centaines de personnes, principalement des linguistes,
des journalistes, des essayistes, des théologiens et des écrivains.
Politiquement, la plupart sont des conservateurs résolus, comme
l’exchef du renseignement intérieur, HansGeorg Maassen,
limogé de son poste en 2018 et accusé de complaisance envers le
parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD).
Les batailles linguistiques en faveur de l’égalité des sexes sont
une histoire ancienne outreRhin. Avant la France, dès les an
nées 1990, l’Allemagne s’est familiarisée avec les subtilités de
l’écriture inclusive et l’usage du féminin à côté du masculin,
comme dans l’expression « Bürgerinnen und Bürger » (« citoyen
nes et citoyens »), que même les élus les plus réactionnaires ont
fini par intégrer.
Récemment, le débat a été relancé avec l’adoption, fin 2018,
d’une loi reconnaissant l’existence d’un « troisième sexe ». S’ins
pirant de ce texte, qui aux catégories « masculin » et « féminin »
en ajoute une troisième (« divers ») sur les certificats de naissance
et les documents administratifs, une poignée de municipalités al
lemandes ont décidé de publier des « recommandations » pour
inciter leurs services à utiliser une langue « dégenrée ». Après
Hanovre et Lübeck en 2019, deux villes protestantes du nord du
pays réputées progressistes, d’autres envisagent de suivre,
comme Dortmund et Düsseldorf (en RhénanieduNordWest
phalie), près de la frontière néerlandaise.
thomas wieder
PARLER AUX
PERSONNES QUI
SE DÉFINISSENT
NI COMME
FEMME NI
COMME HOMME
ANALYSE
C
igît la cause palestinienne, victime
des erreurs de calcul des dirigeants
de Ramallah, de la désaffection des
régimes arabes et de la lassitude des
capitales occidentales. C’est le discours subli
minal que tient l’administration américaine
depuis la présentation de son plan de règle
ment du conflit israélopalestinien à la fin jan
vier. Les Palestiniens et leurs partisans
auraient perdu une bataille historique. Le
réflexe de solidarité avec ce peuple en exil et
sous occupation, ciment du monde arabe
depuis près de soixantedix ans, serait devenu
un fétiche anachronique.
La relative faiblesse des réactions suscitées
par ce plan, pourtant aligné sur les positions
de la droite israélienne, pose de fait question.
La présence de trois ambassadeurs arabes à
la Maison Blanche lors du dévoilement du
document, tout comme l’incapacité de
l’Union européenne (UE) à adopter une réso
lution le critiquant ouvertement signalent
un recul des acquis palestinien sur la scène
internationale.
A ceux qui préparent l’épitaphe de cette
cause, ses défenseurs vantent sa capacité de
rebond. Donné pour mort à plusieurs repri
ses – après la Nakba, l’exode de 1948, après la
défaite arabe de 1967 lors de la guerre des Six
Jours, après le départ des fedayins du Liban,
en 1982, et après la guerre de libération du
Koweït, en 1991, que Yasser Arafat avait
choisi de ne pas soutenir – le mouvement
palestinien a su rejaillir à chaque fois.
Comme si la traversée du désert faisait
partie de son ADN politique.
Cet argument, historiquement exact,
néglige les mouvements tectoniques qui
secouent le ProcheOrient, comme le déplace
ment de son centre de gravité politique vers la
péninsule Arabique. Or, du fait de leur peur de
l’expansionnisme iranien, l’Arabie saoudite et
ses alliés du Golfe, les Emirats arabes unis et
Bahreïn, ressentent un besoin grandissant de
se rapprocher d’Israël, qui redoute, lui aussi, la
montée en puissance de Téhéran.
Une convergence encore embryonnaire
Cette convergence, encore embryonnaire,
mais appelée à s’approfondir, se nourrit de
trois autres facteurs : le souvenir dans ces pays
de l’erreur historique commise par l’Organisa
tion de libération de la Palestine (OLP) en 1991,
qui n’a jamais été vraiment réparée ; l’ascen
sion d’une nouvelle génération de leaders, in
carnée par Mohammed Ben Salman, le prince
héritier saoudien, qui ne partagent pas les
préventions de leurs aînés visàvis de l’Etat
hébreu ; et une forme de fascination non dite
pour la modernité technologique israélienne.
« On avait coutume de dire que les dirigeants
arabes aiment la Palestine, mais n’aiment pas
les Palestiniens, remarque Khaled Mansour,
un commentateur égyptien, impliqué dans la
défense des droits de l’homme au Proche
Orient. Avec le plan Trump, cette duplicité se
termine, les masques tombent. » Parallèlement
à l’affirmation politique des monarchies du
Golfe, un phénomène de fond érode la centra
lité de la cause palestinienne dans les cons
ciences arabes : l’effondrement de plusieurs
pays, en proie à des guerres civiles dévastatri
ces et à des difficultés économiques inextrica
bles. Pour des millions de citoyens arabes,
l’ennemi numéro un de leur émancipation
politique et sociale est devenu leur propre ré
gime. La descente aux enfers de la Syrie, en
particulier, a ôté à la question palestinienne
une part de son symbolisme.
Il ne faut pas s’y tromper. Les militants des
« printemps arabes » de 2011 et de la nouvelle
vague de révoltes, observée au Soudan, en
Irak, au Liban et en Algérie, demeurent propa
lestiniens. Les démocrates arabes, contraire
ment à ce qu’ont voulu croire les néoconser
vateurs américains, au milieu des années
2000, lorsqu’ils plaidaient pour un « nouveau
MoyenOrient », ne sont pas moins hostiles
aux politiques israéliennes que les adeptes
des pouvoirs autocratiques.
« Ces militants abordent la question palesti
nienne par le prisme des droits de l’homme et
de la lutte anticoloniale, observe Leïla Shahid,
ancienne représentante de l’OLP en France et
auprès de l’UE. Je me reconnais davantage
dans cette génération que dans celle de mes pa
rents, qui avait une approche identitaire, très is
lamique, de notre cause. » Aujourd’hui, ces mi
litants sont d’abord préoccupés par leur sur
vie. Par l’urgence d’éviter un lâcher de barils
explosifs en Syrie ou une rafle des moukhaba
rat (services de renseignement) en Egypte.
Leur voix est d’autant moins audible que le
monde occidental fait face à une vague de
populisme et d’islamophobie. Ce contexte
profite à Israël qui, sous la direction de
Benyamin Nétanyahou, au pouvoir depuis
onze ans, a été l’un des pionniers de cette
dérive. « Avant, le traitement qu’Israël réservait
aux Palestiniens était une exception, constate
Hazem Saghieh, chroniqueur au quotidien
panarabe Asharq AlAwsat. Aujourd’hui, les
exceptions sont partout, en Birmanie avec les
Rohingya, en Inde avec les musulmans, etc. »
Dans cette bataille des idées, les Palestiniens
disposent d’un outil sousestimé : leur réseau
de solidarité international. Un mouvement
vaste, seul acquis de l’OLP depuis les accords
d’Oslo, qui va des militants européens à la
gauche juive américaine, en passant par les
ONG antioccupation israéliennes. Plutôt que
de se focaliser sur la question traditionnelle
de l’Etat, ces nouveaux soutiens des Palesti
niens luttent de plus en plus pour la recon
naissance de leur droit à l’égalité des droits.
Une revendication universelle, qui peut s’in
carner dans un Etat unique, judéoarabe, une
confédération ou bien dans la formule des
deux Etats pour deux peuples, que le plan
Trump menace de rendre obsolète. « Oui, une
certaine forme de mobilisation arabe en faveur
de la Palestine est en train de disparaître,
estime Khaled Mansour. Mais d’autres formes
de soutien sont en train d’émerger, plus inter
nationales, qui peuvent être davantage bénéfi
ques aux Palestiniens. »
benjamin barthe
(beyrouth, correspondant)
LA DESCENTE
AUX ENFERS
DE LA SYRIE,
EN PARTICULIER, A
ÔTÉ À LA QUESTION
PALESTINIENNE
UNE PART DE
SON SYMBOLISME
La Palestine, déclin et mutation d’un cri de ralliement arabe
L’INDE COLOSSALE
ET CAPITALE
Critique, n° 872-873,
février 2020,
208 pages, 14 euros
L’INDE VUE PAR SES VILLES
LA REVUE DES REVUES
O
ù va l’Inde? Aux mains
des nationalistes hin
dous, elle s’éloigne cer
tainement du cliché de plus
grande démocratie de la planète.
Depuis qu’il a entamé son
deuxième mandat après les élec
tions de mai 2019, dont est sorti
triomphant son parti, le BJP, le
premier ministre Narendra Modi
aligne sans répit les réformes les
plus controversées.
Au milieu de l’été 2019, le gou
vernement révoquait le statut
d’autonomie du Cachemire, à
80 % musulman. La région reste
verrouillée depuis. Fin août, c’est
dans l’Etat d’Assam, dans le nord
est du pays, qu’un recensement
était publié, qui risque d’exclure
2 millions de personnes de la ci
toyenneté indienne. Puis, en dé
cembre, était adopté un amende
ment visant à régulariser les ré
fugiés issus des pays voisins, à
l’exclusion des disciples du Pro
phète. La ghettoïsation des
180 millions de musulmans in
diens s’accélère à un rythme pré
occupant, au profit du projet
d’« Ú », ou « hindouïté » – une
Inde aux hindous.
La revue Critique fait le constat
que la gravité de la situation in
dienne est largement ignorée ou
sousestimée en France, et fait le
pari de s’y plonger dans son der
nier numéro. Pour cette explora
tion d’un domaine si vaste, elle
s’arrime à un angle, celui des villes
indiennes et de ce que leur passé,
leur structure et leur développe
ment peuvent traduire de cette
société aux inégalités criantes et
aux conflits communautaires la
tents. Elle fait par ailleurs le choix
judicieux de confier la rédaction
des trois quarts des articles à des
citoyens indiens, plus à même
d’en relever les fractures.
« Indianité » et ségrégation
Le numéro a été conçu par la phi
losophe Divya Dwivedi, qui
dresse, dès les premières pages, le
constat d’un rejet des droits de
l’homme et de la démocratie par
les arbitres de « l’indianité » en
tant qu’idées étrangères, asso
ciées à la colonisation. Intervient
ensuite la romancière Arundhati
Roy, auteure du Dieu des petits
riens, qui souligne que l’esprit de
sédition dans l’Inde d’aujourd’hui
est un devoir.
On en vient alors à cette des
cente dans les grands centres ur
bains, au passé riche, souvent ef
facé puis réinventé, et à ce qu’ils
nous disent du pays. L’écrivain et
activiste des droits civiques
Anand Teltumbde emmène le lec
teur à Nagpur, qui accueille le
siège du Rashtriya Swayamsevak
Sangh (RSS), l’Association des vo
lontaires nationaux, organisation
de masse ultranationaliste qui est
la matrice du parti au pouvoir.
Le politiste Christophe Jaffrelot
nous fait faire escale à Juhapura, le
quartier où vit plus de la moitié de
la population d’Ahmedabad, capi
tale économique de l’Etat du Guja
rat – cher à M. Modi – et cité qui,
en raison de violences intercon
fessionnelles, est la plus ségré
guée d’Inde. La revue explore éga
lement la formation de Bangalore
et celle de Bombay, et se penche
sur l’image que renvoie Calcutta.
Partout sur les traces du passé,
mais aussi les voies possibles du
futur de l’Inde.
harold thibault
VIE DES IDÉES