Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

LE RENDEZ-VOUS N’ÉTAIT PAS
OFFICIEL. Au point information de la
gare de l’Est, personne n’a compris
pourquoi tous ces voyageurs sans
bagages venaient leur demander où
arriverait « Patrick ». L’information
avait circulé sur les groupes Facebook,
dans les forums de ferrovipathes  :
Patrick, la première motrice (on ne dit
pas locomotive) du premier TGV,
« repelliculé » en orange pour l’occa-
sion, viendrait à Paris faire un dernier
demi-tour lundi après-midi sur un quai
de la gare de l’Est. L’occasion d’un der-
nier hommage hors des technicentres
avant son départ en retraite après
quarante et un ans de service.
Dès qu’ils l’ont appris, ses fans ont posé
des jours de congé, ont partagé leurs
informations sous le hashtag #aure-
voirpatrick. Certains se sont postés le
long du trajet pour prendre des der-
nières photos. Parmi la petite centaine
de personnes sur les quais, un couple
de quinquas venu d’Orléans : c’est leur
fils qui les a tuyautés. Lui n’a pas pu
venir, il bosse. Justement, un SMS
tombe sur le téléphone des parents : du
boulot, où il suit l’événement en douce
sur Internet, il leur apprend que Patrick
vient de passer Pantin... Et soudain le
voilà. Dans toutes les positions, avec
toutes sortes d’appareils, des inconnus
photographient son entrée en gare
sous toutes les coutures. Gros plan,
bien sûr, sur le « 01 », inscrit sur le flanc
du premier TGV. À la fenêtre, le
conducteur remercie pour les applau-
dissements. Antoine, puisque c’est son
nom, a tout organisé pour que ce demi-
tour ait lieu là. « Y avait du monde sur
tous les ponts qui nous saluait, c’était
génial... » Il descend saluer sur le quai.
Avec lui, un autre conducteur, juste-
ment prénommé Patrick. « Mais, lui,
c’est pas Sophie... », dit-il en désignant
un collègue. Humour ferrovipathe :
seuls ceux qui savent que la deuxième
rame de TGV s’appelait Sophie peuvent
s’esclaffer.


À QUOI ON LES RECONNAÎT
Ce sont des hommes. La photographie
de motrices de TGV par lundi après-
midi pluvieux est une activité encore
plus genrée que le lancer de fer à sou-
der. Le public inclut beaucoup
d’hommes trop jeunes pour avoir
voyagé dans des TGV orange, mais suf-
fisamment pour avoir la nostalgie du
futurisme d’autrefois, pour se souvenir
d’avoir guetté et commenté les trains,
enfants, avec leur père. « Je suis le seul
agent ou je suis le seul connard en
tenue? », s’interroge un jeune contrô-
leur venu de Lyon. Deuxième réponse,
ce qui n’empêche pas des fans de TGV
de lui emprunter sa casquette pour des
selfies devant Patrick.
Les ferrovipathes mélangent les che-
minots et des gens qui regrettent de ne
pas l’être et pensent mieux connaître
la SNCF que ceux qui la dirigent. Entre
eux, ils se reconnaissent en mention-
nant les lieux de leur dernière ren-
contre : on s’est déjà vus aux 50 ans du
RER A? Ou à une sortie de loco vapeur
du Musée vivant du chemin de fer,
à Longueville?
On reconnaît l’animateur Willy Rovelli,
grand fan du chemin de fer, à ce que
personne ne le reconnaît au milieu
des anonymes puisque la vraie star,
c’est Patrick, la motrice.

COMMENT ILS PARLENT
« Pas besoin de bien jouer au football
pour aimer regarder des matchs »,
disent-ils pour expliquer qu’ils ne tra-
vaillent pas à la SNCF. Ce qui ne les
empêche pas d’en chérir le jargon : ils
parlent d’ « accident de personne », de
« procédé de départ » ou rappellent
qu’« il n’y a pas de PAD [bouton “prêt
au départ”] sur la voie 7 ».
« Mon fils est né en 1986, il est plutôt la
BB 26000 [nom d’une locomotive] des
années  1990. Moi, je suis plutôt la
BB 9200 [autre nom de locomotive] et
les années 1960. » (Comme pour la
musique, on aime les trains de sa
jeunesse.)
« C’est dommage qu’ils n’aient pas mis
le logo SNCF du carénage de l’atte-
lage » (sur la version originale, le nez

de la motrice sur lequel était posé le
logo était en relief).
« Pourquoi faire ça un lundi après-midi,
ça aurait été tellement bien plus sympa-
thique de l’exposer dans une gare un
samedi après-midi. » « J’y vais. Je vais
louper mon train. »

LEURS PONCIFS
Patrick incarne l’histoire de la grande
vitesse, un symbole d’unité, l’époque
où la SNCF n’était qu’une seule entre-
prise. Parce que les gens associent le
mot SNCF aux ennuis du quotidien,
ceux d’en haut (la direction) veulent
toujours inventer de nouvelles
marques, mais la SNCF ne se rend pas
compte de l’importance de son
patrimoine.
Les gares se mettent à singer les aéro-
ports, y compris avec des pains au cho-
colat à 2,50 euros. C’est dommage,
pour ceux qui aiment regarder les
trains, tous ces portillons qui
empêchent d’aller sur les quais.
Si le départ de Patrick n’a pas été assez
fêté publiquement, c’est parce qu’il y a
tellement de jeunisme dans les entre-
prises que les gens ont peur d’avoir
l’air vieux s’ils fêtent les 30 ans ou les
40 ans d’une activité.

LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
Faut-il d’abord se définir comme
ferrovipathes ou ferroviphiles?

LEUR GRAAL
Le message, sous les applaudissements
d’un conducteur annonçant  : « On
vient d’avoir l’info, ils [la direction]
réfléchissent à une nouvelle présenta-
tion de Patrick en gare de Lyon. »

LA FAUTE DE GOÛT
La tentation, en  2017, d’effacer la
marque TGV au profit des marques
inOui et Ouigo.

ENTRE-SOI


Texte Guillemette FAURE

À L’HEURE DU GRAND DÉPART.
AVEC LES FANATIQUES DE TRANSPORT FERROVIAIRE, POUR UN ADIEU À “PATRICK”,
LA TOUTE PREMIÈRE MOTRICE DE TGV, LE 10 FÉVRIER, À PARIS.

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LA SEMAINE
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