Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

BIEN AVANT SON OUVERTURE, LE 21 FÉVRIER,
L’EXPOSITION « Notre monde brûle », organisée par le Musée
arabe d’art moderne et contemporain du Qatar (Mathaf) au
Palais de Tokyo à Paris, a déclenché un début d’incendie. Un
article du Art Newspaper daté du 8 janvier signalait la gronde
des milieux LGBTQ reprochant à l’institution parisienne d’avoir
pactisé avec un État où l’homosexualité est passible de la peine
de mort. « En tant qu’homosexuel affirmé, voyager au Qatar
pourrait être dangereux. Pour moi, c’est un enjeu, nous confie
l’artiste azerbaïdjanais Babi Badalov, également cité par The Art
Newspaper. Pourquoi un pays riche et non démocratique a-t-il
les coudées franches en Europe? » Ce début de bronca n’est
pas une première. En 2019, les artistes Virgile Fraisse et
Georgia René-Worms avaient obtenu la suspension du prix
Meurice pour l’art contemporain, dont l’hôtel du même nom
appartient à Hassanal Bolkiah, sultan de Brunei, un monarque
qui avait alors instauré la peine capitale contre les homosexuels.
« Ce qui m’interpelle, c’est la contradiction : d’un côté, la sympa-
thie affichée du Palais de Tokyo pour les personnes LGBTQIA+,
notamment à travers des manifestations comme Paris Ass Book
Fair ou les soirées queer du Yoyo et, d’un autre, cette
collaboration avec un État qui criminalise l’homosexualité
jusqu’à la peine de mort », confie aujourd’hui Virgile Fraisse,
sans toutefois appeler au boycott de l’exposition.


LE QATAR S’EXPOSE EN FRANCE... ET AUX CRITIQUES.


Texte Roxana AZIMI


Installation de Sammy
Baloji (2018), quarante et
une douilles d’obus des
deux guerres mondiales
dans lesquelles sont
exposées des plantes
d’intérieur.

La célébration de l’année culturelle Qatar-France 2020 place


les institutions dans une position inconfortable. Il est reproché


au Palais de Tokyo de pactiser avec un État où l’homosexualité est


passible de la peine de mort pour l’exposition “Notre maison brûle”.


Le centre d’art a éteint le départ de feu par un communiqué, publié le 9 janvier.
À quelques jours de l’ouverture de l’exposition, Christopher Miles, directeur
général du Palais de Tokyo, qui a mené la négociation avec le musée de Doha
en octobre 2018, précise que, « depuis 1974, il n’y a pas eu de peine de mort au
Qatar et la condamnation à mort pour homosexualité n’a jamais été appliquée ».
Un malaise général demeure toutefois face à l’omniprésence du petit État
gazier en France, dans le domaine du sport, de l’immobilier, de l’industrie et,
depuis peu, de la culture avec la célébration de l’année culturelle Qatar-France
2020, soit trente projets présentés dans les deux pays.
À la question qui fâche – pourquoi nouer des partenariats avec des autocraties
aux mœurs rétrogrades ? –, la réponse des musées français est pour le moins
ingénue. « Nous n’avons pas de relations avec un État. Je n’ai jamais rencontré
l’ambassadeur du Qatar en France. C’est une opération à caractère privé »,
avance benoîtement Philippe Bélaval, président du Centre des monuments
historiques, qui a négocié l’installation de la Fondation Collection Al-Thani à
l’hôtel de la Marine pour une durée de vingt ans, à partir de 2020. Et qu’im-
porte si le partenariat a été supervisé non par la Rue de Valois mais par le Quai
d’Orsay... Autre « détail » : Cheikh Hamad Ben Abdullah Al-Thani, président et
fondateur de la Fondation, est un cousin de Cheikh Tamim Ben Hamad
Al-Thani, l’émir du Qatar, et PDG du Qatar Investment & Projects Development
Holding Company (Qipco), dont le conseil d’administration se compose entiè-
rement de membres de la famille régnante. L’imbrication du public et du privé,
souvent négligée à Paris, se vérifie également au Mathaf : le Musée d’art
moderne est placé sous l’autorité de la Qatar Museums Authority, elle-même
présidée par Cheikha Al-Mayassa, la sœur de
l’émir qui finance le lieu... « C’est une ques-
tion politique, insiste Virgile Fraisse. Doit-on
faire un lien entre l’exposition du Palais de
Tokyo, le mécénat de la Total Foundation
– une firme détenue à 5 % par le Qatar – et la
vente d’armes de la France au Qatar en 2018
pour 2,37 milliards d’euros? »
De toute évidence, l’argent est ici un facilita-
teur, même si les sommes en jeu côté culture
ne sont pas faramineuses : la Fondation
Collection Al-Thani a signé un chèque de
20 millions d’euros pour occuper l’hôtel de la
Marine, après une contribution de
800 0 00 euros dédiée à la restauration de
l’escalier en fer à cheval du château de
Fontainebleau en 2018, lorsque la même col-
lection y avait déjà été exposée. Au Palais de
Tokyo, où l’exposition vient combler un trou
dans la programmation après une longue
vacance de direction artistique, l’exposition,
d’un coût de 900 0 00 euros, est financée à
parité par le Qatar et le centre d’art parisien.
« On ne s’est pas mis dans la position de
prendre de l’argent, mais de collaborer et de
partager les frais », insiste Christopher Miles.
Plutôt que l’argument financier, les institu-
tions publiques préfèrent avancer un autre
objectif : la diffusion des valeurs françaises
dans une nation qui, il y a trois ans, a créé un
musée de l’esclavage. « J’ai vu un pays qui se
transforme par l’éducation », affirme
Christopher Miles. « Les progrès humains se
font pas à pas, ce que je vois, ce sont des
avancées incontestables », veut croire pour sa
part Jack Lang, président de l’Institut du
monde arabe (IMA), qui a obtenu, voilà
quelques années, 2 millions d’euros pour la
rénovation de la bibliothèque. Et d’espérer
que le Qatar, comme son meilleur ennemi,
l’Arabie saoudite, financera une maison pour
la langue arabe au sein de l’IMA.

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LA SEMAINE

Courtesy de l’artiste et galerie Art & Essai/Université Rennes-II
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