Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
Texte Philippe RIDET
Illustration Damien CUYPERS

IL EST COMME ÇA Sylvain Tesson.


IL RENTRAIT DE PATAGONIE, où, avec
les hommes du groupe militaire de haute
montagne, il avait fait l’ascension du mont
Fitz Roy (3 4 05 mètres), posé comme une
vigie entre l’Argentine et le Chili. Il s’apprêtait,
l’après-midi même à faire le tour de Belle-Île-
en-Mer à pied. « Quatre-vingt-deux kilomètres »,
dit-il. Entre-temps, il était à nos côtés, ce
5 février, lors d’un déjeuner à l’hôtel Lutetia, à
Paris, où, petites lunettes rondes et casquette
vissée sur la tête, il était fêté au titre de plus
gros vendeur de livres pour l’année 2019 par
L’Express et RTL. Du haut de sa pile de près
de 400 0 00 exemplaires (hors livres de poche)
de La Panthère des neiges (Gallimard, prix
Renaudot), il ne contemplait rien de moins
que Jean-Paul Dubois (prix Goncourt), Michel

Houellebecq, Amélie Nothomb, Guillaume
Musso, Delphine de Vigan et même Nicolas
Sarkozy. Récit d’une longue attente au
Tibet dans l’espoir d’apercevoir cet animal
mythique, ce livre est, selon les propos
de son auteur rapportés par Le Figaro en
octobre 2019, un manifeste contre la vitesse
et les déplacements en tous sens, vus comme
des plaies de notre époque – « L’affût est la
position antimoderne par excellence » –, ainsi
qu’une réflexion sur le pouvoir : « La panthère
n’a pas besoin d’apparaître pour régner ; elle
est souveraine même absente. » Une pensée
qui, si elle était comprise par les hommes et
femmes politiques, dépeuplerait immédiate-
ment tous les plateaux des chaînes d’informa-
tion. Avouez que ce serait dommage. « Je suis
le produit d’une époque que je déteste »,
se lamente-t-il.
Écrivain, bourlingueur et promeneur, il vit,
depuis une certaine soirée d’août 2014,
lorsqu’il est tombé du toit d’un chalet de
Chamonix, que trois grammes d’alcool dans
le sang et un goût ancien pour la stégophilie
l’avaient porté à escalader, une seconde vie
un peu miraculeuse. Traumatisme crânien,
colonne vertébrale en compote, comas,
longue hospitalisation, il se rééduque en
grimpant tous les jours les 400 marches des
tours de Notre-Dame de Paris. « J’ai enterré
James Dean et La Fureur de vivre », dit-il au
souvenir de sa chute. Il est vrai que l’ancienne
belle gueule des lettres est devenue une gueule
cassée avec son œil plus haut que l’autre et sa
surdité d’une oreille (la droite) qui lui permet
de ne pas entendre ce qui lui déplaît.
Au vu de sa filiation, le fils de Philippe Tesson,
journaliste un brin réac, amateur de théâtre et
fondateur de feu Le Quotidien de Paris, et de
Marie-Claude (décédée en 2014), fondatrice
du Quotidien du médecin, pilote d’hélicoptère
et adepte de la chute libre, réunit donc les
qualités d’observation de papa et le goût du
risque de maman. N’ayant de son propre aveu
« aucune imagination », il raconte ce qu’il a
choisi de vivre : traversée de la France à pied,
de la frontière italienne au Cotentin (Sur les
chemins noirs, Gallimard), ou épopée en side-
car de Moscou à Paris pour célébrer le bicen-
tenaire de la retraite de Russie (Berezina,
Gallimard). Contempteur de la modernité mais
dénué de nostalgie, ancien étudiant en géo-
graphie, il déteste l’uniformisation du monde
et les trottinettes parisiennes. Il connaît le sel
de la vie pour avoir failli la perdre. Il s’en tient
au présent comme il l’a confié au magazine
Causette en mai 2015. « Écrire pour la posté-
rité, je m’en fous, dit-il. C’est s’adresser aux
asticots et aux pissenlits... »
Free download pdf