Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
RACHIDA DATI

LE 19 AVRIL 1994, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT

SI, UN JOUR, UN CHERCHEUR EN
SCIENCE POLITIQUE EST TENTÉ DE PUBLIER UNE
SOMME SUR LA NOTION D’“INSUBMERSIBILITÉ ”,
il faudra impérativement qu’il consacre
quelques pages à Rachida Dati. L’ex-star de la
Sarkozie de 2007, tombée d’abord en dis-
grâce, puis dans un relatif anonymat, est en
train d’opérer un retour fracassant. Candidate
à la Mairie de Paris, elle avait pour mission de
sauver sinon l’honneur, au moins les meubles,
d’une droite parisienne déchirée. À un mois
du scrutin, elle se retrouve dans la position
improbable de pouvoir prétendre au fauteuil
d’Anne Hidalgo. Une sorte de résurrection
miraculeuse, comme seule la vie politique
française peut en réserver.
C’est à une bourde que l’on doit la première
mention de son nom dans les colonnes du
Monde. Une erreur qui n’a pas été relevée par
grand monde, mais une erreur quand même.
Le 19 avril 1994, le journal consacre une
page entière au lancement de la campagne
des européennes du premier secrétaire du
Parti socialiste d’alors, Michel Rocard.
Le nom de Rachida Dati apparaît alors par
erreur perdu au milieu d’un encadré qui liste
les vingt-sept candidats de la liste socialiste.
Il faudra attendre onze années pour com-
prendre ce qui a bien pu se passer. Le
21 février 2005, le quotidien dresse un pre-
mier portrait (il y en aura beaucoup d’autres)
d’une simple mais déjà ambitieuse conseil-
lère de Nicolas Sarkozy. Le surtitre résume
tout : « Elle a du culot, du tempérament. Le
monde politique l’a très vite repérée. » Ariane
Chemin revient sur cet épisode de 1994.
« Bernard Kouchner, “un ami”, veut l’enrôler
pour les élections européennes, en 1994. Elle
préfère l’action. (...) Elle ajoute : “Normalement,
idéologiquement, on devrait être à gauche.
Mais je n’aime pas trop la politique des grands
frères, la charité chrétienne du PS.” » Dati
aurait pu être de gauche, elle deviendra de
droite. Plus exactement sarkoziste. L’année
2007, celle de l’élection à la présidence de
la République de l’ex-maire de Neuilly-sur-
Seine, est son climax journalistique : rares
sont les jours où le nom de Rachida Dati n’est
pas imprimé dans le journal.
Tout va très vite, trop vite. Elle a bien sûr droit
à un portrait lors de sa nomination au poste de

garde des sceaux, le 18 mai 2007. « La propre
ambition de cette femme, son franc-parler
et son caractère trempé l’aideront-ils Place
Vendôme? écrivent avec une grande
prudence Nathalie Guibert et Alain Salles.
N’ayant jamais exercé de responsabilités poli-
tiques, elle devient la plus jeune garde des
sceaux de la Ve République (...). Mme Dati
prend ses fonctions dans un climat crispé :
après cinq années de reprise en main de
l’autorité judiciaire par le pouvoir exécutif,
mais aussi d’attaques réitérées du ministre de
l’intérieur sur le travail des juges, ces derniers
sont sur le qui-vive. »
Seulement deux mois plus tard, Le Monde
consacre une page entière avec ce titre : « Il
faut sauver le soldat Dati. » Deux informations
sans rapport l’une avec l’autre viennent de se
télescoper : alors qu’un de ses frères compa-
raît devant la cour d’appel de Nancy pour une
affaire de stupéfiant, son directeur de cabinet
vient de démissionner, entraînant avec lui le
départ de trois conseillers. Un début de crise
politique couve. Le Monde écrit : « Depuis sa
nomination, Rachida Dati a déjà à son actif
quatre “couvertures” d’hebdomadaires (...).
Les quotidiens nationaux la scrutent, les
médias étrangers s’emballent et, sur Internet,
son nom tourne en boucle. “Phénomène”,
“icône de l’intégration réussie”, aucun superla-
tif ne résiste au parcours exemplaire de la
gamine des cités, fille d’un ouvrier marocain et
d’une mère analphabète algérienne, deuxième
d’une famille de onze enfants qui a dû travailler
dur pour arriver là où elle est. Sept biographies
d’elle sont en préparation. Sur le plan média-
tique, la nouvelle ministre de la justice est la
seule à pouvoir rivaliser avec son mentor poli-
tique, Nicolas Sarkozy. Mais depuis quelques
jours, l’exposition de Rachida Dati est moins
choisie, moins maîtrisée. Ce sont ceux qui
l’entourent qui font parler d’eux et d’elle.
Les membres de son cabinet qui la quittent,
essorés et amers. Et surtout deux de ses
encombrants frères cadets, qui fréquentent
les palais de justice, côté box. »
Le tourbillon Dati fait le débat. Y compris
au sein du Monde. Dans une chronique,
le 6 novembre 2007, Laurent Greilsamer
dénonce un acharnement médiatique. « Il est
trop tôt pour un bilan. On ne juge pas un

ministre après six mois d’exercice. Surtout
un garde des sceaux qui a été juge! Alors, à
défaut de juger Rachida Dati, on la soupçonne.
C’est plus commode, plus rapide et plus rava-
geur. C’est une manière d’instruire son procès
sans le dire. Accusée Dati, répondez! On
plaisante à peine. » Quelques mois plus tard,
Patrick Jarreau, chef du service politique,
tire un premier bilan cinglant : « Rachida Dati
a failli devenir ministre. » Le papier annonce
ce que le journaliste ne peut pas encore savoir
mais pressent : « Au fond, Rachida Dati est
victime du piège des ministres de la “société
civile”. Choisis pour leur notoriété ou leur
exemplarité, ils doivent faire un métier qui
n’est pas le leur et dans lequel leur expérience
professionnelle ou sociale ne leur est pas
d’un grand secours. Certains démissionnent ;
d’autres disparaissent au prochain remanie-
ment gouvernemental. Dans le cas de la garde
des sceaux, la première option n’en est pas
une. La seconde commence à ressembler
à une hypothèse. »
Ce sera chose faite le 23 juin 2009, lorsqu’elle
quitte le gouvernement. Mais le mystère de
son inoxydable popularité demeure. Trois ans
plus tard, quelques semaines après l’élection
de François Hollande, elle accompagne,
en pleine vague rose, une candidate LR aux
législatives. Pour le magazine M, Vanessa
Schneider raconte : « À peine sortie de la voi-
ture et déjà le tourbillon commence. Rachida
Dati, perchée sur des sandales violette de
douze centimètres de talons, jean ajusté et
cachemire assorti aux chaussures, ne sait
plus où donner de la tête. (...) Des Blancs,
des Blacks, des Beurs, des jeunes couples,
des ados, des femmes derrière leurs pous-
settes, des hommes traînant leurs Caddie.
Ils sont polis, respectueux, souriants, prêts
à tout pour obtenir ce qu’ils veulent : “Une
photo, s’il vous plaît, Rachida.” Puis c’est
une deuxième qui demande une bise, une
troisième, une quatrième, elles sont bientôt
dix. Un quart d’heure plus tard, elle n’a pas
bougé d’un mètre. » Le titre de l’article?
« Dati, l’insubmersible. »

Texte Grégoire BISEAU

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LA SEMAINE
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