Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
un film en exclusivité pour Netflix. Chacun y est
donc allé de son pronostic, dès que la rumeur d’un
maquillage H a bruissé : il y a ceux que le naturel
de la femme Hermès, qui défile la peau nue et le
cheveu libre, a fait parier sur des non-textures,
incolores et impalpables, et ceux qui ont rétorqué
qu’une marque louée pour ses carrés flamboyants
ne pouvait donner que dans l’hyperpigmenté.
Sans parler de ceux qui pensaient évidemment
que le tube serait gainé de cuir... Trêve de sus-
pense : nous voilà ce matin de janvier dans les
bureaux de la maison, devant les vingt-quatre
teintes de Rouge Hermès (on appréciera le clin
d’œil à l’adresse, le 24, rue du Faubourg-Saint-
Honoré). Quatorze satinées, dix mates. La gamme
fondamentale. Les basiques, oserait-on dire si on
était dans une maison moins sensible au choix des
mots. Il y a des beiges pondérés, des rouges décla-
ratifs, des orangés assumés, des roses candides et
d’autres moins, chaque nuance ayant évidemment
fait l’objet d’un travail de dosage minutieux. « On
a commencé très large, en partant des teintes du
cuir et de la soie, raconte Bali Barret. Sachant qu’on
a une bibliothèque de 75 000  couleurs de soie et
900 de cuir... On s’est demandé avec Jérôme
[Touron] lesquelles pouvaient être belles sur la peau
d’une femme et transposables à la matière maquil-
lage. » La palette renferme un trio de stars : le
Rouge Casaque, un carmin bleuté qui rappelle un
certain sac Kelly en cuir taurillon Clémence, le
Rouge  H, un brun créé en  1925, et, bien sûr,
l’Orange Boîte, qu’on attendait un peu au tour-
nant, lui qui habille ostensiblement les emballages
maison. « Celui-là, on s’est dit qu’il était de notre
devoir qu’on s’y essaie, mais on ne l’aurait pas sorti
coûte que coûte non plus, poursuit Bali Barret. Il
fallait qu’il soit portable. Il fallait même qu’il soit
beau! » Le tout s’accompagne enfin d’une petite
gamme d’accessoires : pinceau d’application, étui
de protection en cuir, miroir... Peut-on, en 2020,
lancer une ligne de make-up non écoresponsable,
surtout quand on s’appelle Hermès et qu’on aime
l’idée de pérennité? La réponse est dans la ques-
tion et la solution peut être résumée ainsi : ingré-
dients traçables, principalement naturels (mûrier
blanc, cire d’abeille, karité), et étui rechargeable en
métal. On ne jette pas un tube de Rouge Hermès :
on le regarde se patiner en imaginant le trans-
mettre à sa fille. « C’est rare, dans cette maison, de
créer à partir de rien, remarque Pierre Hardy. Et

IL AURA FALLU TRANCHER ENTRE SEIZE
CLICS DIFFÉRENTS pour en trouver un qui soit
digne de marquer la fermeture d’un tube de
rouge Hermès. La même histoire que pour les fer-
moirs de sacs, qui font eux aussi l’objet de séances
d’écoute. Il y a les clics trop aigus, les clics trop
sourds, les clics un peu vulgaires, les clics qui font
l’unanimité pour ou contre eux. Car il y a appa-
remment des clics évidents, comme celui qui l’a
emporté... Et c’est là qu’on comprend pourquoi le
lancement du premier produit de maquillage
Hermès, le 4 mars, a demandé un certain temps.
Combien de temps? Quatre, cinq ans, disent les
uns. « 2020 moins 1837 : cent quatre-vingt-trois
ans, répond Pierre-Alexis Dumas, directeur artis-
tique de la maison. La beauté est depuis toujours
une préoccupation réelle et sincère chez nous. J’ai
le souvenir, adolescent, de discussions avec mon
père [Jean-Louis Dumas, ancien président de
Hermès] au sujet de la beauté et de ce qu’elle signi-
fiait pour Hermès. La question d’un lancement s’est
posée à de multiples reprises. Mais on a ce tempé-
rament d’artisan qui fait qu’on n’avance que
quand on se sent prêts, quand on a les moyens
humains et l’organisation ad hoc. » En l’occur-
rence, l’arrivée d’Agnès de Villers (passée par
L’Oréal et Estée Lauder) à la tête de la division
Parfums en 2015 a accéléré le mouvement. Et un
aréopage de talents déjà présents dans la maison
a été réuni autour d’un expert du genre : le direc-
teur de création Jérôme Touron, notamment
connu pour avoir cofondé la marque Ron Dorff
en 2010. Bali Barret, directrice artistique déléguée
de l’univers féminin, a planché sur le nuancier,
Pierre Hardy, créateur des chaussures et de la
joaillerie, a dessiné l’objet et Christine Nagel, le
nez de la maison, a parfumé les textures. « J’aime
l’expression américaine “the answer is in the
room”, dit Agnès de Villers. Ne pas se servir des
autres comme d’une source d’inspiration permet
d’être plus libre et plus créatif. »
Dans le monde de la mode et de la beauté, l’arrivée
de cette maison indépendante et familiale, sym-
bole ultime du luxe artisanal à la française, sur le
marché grand public du maquillage balaie toutes
les autres nouvelles. C’est à peu près aussi surpre-
nant et excitant que lorque Martin Scorsese signe

c’est d’autant plus difficile quand il s’agit d’un objet
inaugural qui doit pouvoir perdurer et évoluer.
Voilà pourquoi j’ai conçu un design simple, évident,
permettant toutes les variations possibles : un
cylindre tranché en trois couleurs, blanc, noir et or.
Blanc, parce que c’est l’expression essentielle de la
simplicité. Noir, parce que c’est la couleur qui fait
chanter toutes les autres. Pour l’or, qui est la teinte
la plus démonstrative du luxe, j’ai longtemps hésité.
Mais il m’a semblé qu’un peu de préciosité serait
utile. Du reste, c’est un or discret, traité en deux
façons, poli au niveau de la bague, satiné au som-
met du tube, où est frappé l’ex-libris de la maison. »
Pour les « variations » dont parle le créateur, voir
les tubes multicolores des éditions saisonnières,
plus débridées. On attire d’ailleurs notre attention
sur celles du printemps-été 2020 : Corail Fou, Rose
Inouï et Violet Insensé.
« Il y a, sur le marché du haut de gamme, des
marques appartenant à des groupes qui ne sont pas
purement des groupes de luxe, comme L’Oréal [avec
Lancôme, par exemple], d’autres dont l’univers de
la beauté dérive de la couture [comme Dior ou
Givenchy chez LVMH]. Et voilà qu’arrive Hermès,
qui se démarque par son histoire de sellier et son
positionnement en surplomb des autres, note
Élisabeth Azoulay, ethnologue et sociologue,
consultante, qui a dirigé l’ouvrage collectif
100 000  ans de beauté (Gallimard). Un sac Hermès
n’est pas au prix d’un sac Chanel ou Vuitton et il
exprime autre chose. Si vous me dites qu’on est sur
un rouge, certes rechargeable, à plus de 60 euros et
au design sophistiqué, la maison inscrit le maquil-
lage dans cette logique – ce qui n’a pas toujours été
le cas avec le parfum. Ici, comme avec un sac, on
affiche un statut et un état d’esprit... »
Dans l’immédiat, ce rouge statutaire va arriver
dans 90 boutiques (sur environ 300) réparties
dans trente-cinq pays. L’objectif étant de l’ancrer
dans l’univers de la maison aussi fortement que le
parfum, qui a soixante-dix ans d’avance. D’autres
produits devraient suivre – on parle d’une « offre
de maquillage complète pour le visage, voire plus ».
Mais rien ne presse. Car, conclut Agnès de Villers,
« quand on crée quelque chose chez Hermès, on
pense que c’est pour toujours ».
LANCEMENT EN MARS, À PARTIR DE 62 €.

“La question d’un lancement


s’est posée à de multiples


reprises. Mais on a ce


tempérament d’artisan


qui fait qu’on n’avance que


quand on se sent prêts, quand


on a les moyens humains


et l’organisation ad hoc.”


Pierre-Alexis Dumas,
directeur artistique de Hermès.

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LE GOÛT

Camille Durand/M Le magazine du Monde

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