Libération - 02.03.2020

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16 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 2 Mars 2020


qui n’ont pas besoin d’être hospitalisés tant ils
ont peu de symptômes. Actuellement, on se
sert de l’hôpital pour faire de l’isolement. Iso-
ler pendant quatorze jours un patient qui va
bien n’a pourtant guère de sens. Nous allons
changer cela, et on y réfléchit compte tenu de
l’afflux des patients.
Que faut-il envisager?
Ce que l’on sait, c’est que ce virus est assez
contagieux et probablement beaucoup moins
grave qu’envisagé au début. Il doit y avoir des
dizaines, voire des centaines d’autres cas, en
très grande majorité bénins. Mais on ne voit
que les cas un peu sérieux, et on ne connaît
pas la profondeur de l’iceberg. Nous ne som-
mes plus dans une logique de contenir, mais
de ralentir. Et bientôt, nous serons dans une
logique de gérer.
C’est un changement de perspectives?
Oui, mais c’était attendu. Cela va être progres-
sif, et tout va dépendre des mesures qui se-
ront prises. Là, on s’organise, comme l’a dit
le ministre, et on est en train d’ouvrir des lits
dans une centaine de services, tous les servi-
ces de maladies infectieuses vont être concer-
nés. Donc, le mouvement est lancé.
Mais qu’est-ce qui est le plus compliqué
à prévoir?
C’est répondre à l’irrationnel. Car, disons les
choses simplement, nous ne sommes pas de-

Recueilli par
ÉRIC FAVEREAU

FRANCE


Coronavirus


«Une épidémie, dans


un système de soins


en difficulté, peut


tout faire déborder»


Selon le chef du service des maladies infectieuses de


la Pitié-Salpêtrière, l’inquiétude ne doit pas tant résider


dans la gravité du virus – moindre qu’envisagée – que


dans la capacité de l’hôpital public à gérer cette crise.


vant une maladie très grave, mais les images
véhiculées, entre autres, par les Chinois sont
aux antipodes, avec des soignants recouverts
de scaphandres. Comme si c’était Ebola. Cela
génère de la panique, de l’anxiété. En plus, il
y a une dictature des chiffres, avec le nombre
de nouveaux cas affichés quotidiennement,
avec le nombre de morts, pas toujours du Co-
Vid de surcroît. Un compte à rebours inquié-
tant, alors que l’on voit bien qu’en très grande
majorité les personnes qui décèdent meurent
surtout du fait de leurs autres maladies. Cela
alimente un buzz qui est difficile à contrôler.
Comment vont les équipes soignantes?
Elles sont fatiguées, elles sont même souvent
épuisées, mais elles réagissent très bien. En
même temps, on les renforce. Reste que s’il
y a des infections du personnel, mis en qua-
rantaine, comment va-t-on faire? Le vrai pro-
blème est là : la protection du personnel mé-
dical et non médical est fondamentale.
Vous avez eu des renforts?
Oui. Avec la direction, cela se passe très bien,
elle est sur le pont. Nous avons de nouvelles
infirmières, certaines venant du pool central,
d’autres, d’autres services.
Et tout cela, dans un contexte de forte
crise hospitalière?
Oui. J’ai été parmi les médecins chefs de ser-
vice qui ont démissionné. Suite page 18

D


imanche, 130 cas étaient identifiés sur
le territoire, soit 30 de plus en vingt-
quatre heures, selon Santé publique
France. Sur ce total, 12 personnes sont guéries,
2 sont mortes, 116 ont été hospi-
talisées. Le professeur Eric Cau-
mes, chef du service des mala-
dies infectieuses à l’hôpital de la
Pitié-Salpêtrière, est en première
ligne. C’est une des deux équipes
qui suit le plus grand nombre de
personnes infectées par le coro-
navirus en France. Fatigué? «On
verra cela après» , lâche-t-il.
Avec la hausse du nombre de
personnes infectées, êtes-
vous à flux tendu?
Nous sommes dans une situation de plus en
plus tendue, ce qui nous a obligés à ouvrir une
nouvelle unité. Et l’on se retrouve à un mo-
ment charnière. Or on raisonne encore
comme hier, comme si l’on était dans la phase
précédente. On a un coup de retard.
C’est-à-dire...
Nous sommes dans une phase où l’on ne peut
plus faire face si nous maintenons les mêmes
standards de soins, avec les mêmes prises en

charge. Par exemple, il est dit de mettre les pa-
tients dans des chambres à pression négative
[dans ces chambres, l’air ne peut pas sortir, et
le virus non plus, ndlr], c’était le dogme de la
prise en charge. Aujourd’hui, elles sont toutes
pleines, nous avons dû mettre deux patients
dans l’une de ces chambres. Et la question se
pose : a-t-on raison de les mettre
dans des chambres ainsi?
Et votre réponse?
Non. On ne sait plus pourquoi on
le fait, car cette infection est
moins contagieuse et beaucoup
moins grave qu’une tuberculose
résistante. Il faut mettre les pa-
tients dans des chambres norma-
les avec une pression normale,
mais des chambres où l’on peut
ouvrir les fenêtres pour aérer. Or,
dans les hôpitaux, beaucoup des fenêtres ne
sont plus ouvrables surtout dans les hôpitaux
«modernes».
Samedi, à l’heure où nous réalisons cet
entretien, combien de patients avez-vous?
Une dizaine, je commence à ne plus les comp-
ter... Nous montons en puissance, nous avons
ouvert une unité de 16 lits, et au total nous au-
rons ainsi 29 lits pour le coronavirus. Il est clair
qu’il va falloir réorganiser les prises en charge.
Nous avons des patients, certes infectés mais

AP-HP
INTERVIEW
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