Libération - 02.03.2020

(avery) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 2 Mars 2020


IDÉES/


N


ouvelle incroyable, passée
un peu inaperçue. Atten-
tion, asseyez-vous, relaxez-
vous, prenez un verre, ce qui va
suivre est ébouriffant : Bernie San-
ders pourrait gagner. Gagner quoi?
L’investiture du parti démocrate
dans l’élection présidentielle amé-
ricaine? Oui, certes, mais même
davantage : gagner la Maison Blan-
che. Gagner en finale contre
Trump? Sanders, cet extrémiste?
Ce socialiste? On se demande qui
peut faire courir un pronostic
aussi contraire à l’opinion générale
(y compris l’opinion d’un certain
Vladimir Poutine qui, si l’on a bien

compris, se prépare à s’ingérer
dans la campagne américaine en
faveur de Sanders, par publicités
Facebook interposées comme
en 2016, pour... assurer la réélec-
tion de Trump).
Celui qui le fait courir n’est pas un
supporter de Sanders, mais un po-
litologue américain, Allan Licht-
man, qui a étudié toutes les prési-
d e n t i e l l e s a m é r i c a i n e s
depuis 1860, et ne s’est jamais
trompé dans ses pronostics. Cruel-
lement, dans un article du site The
Hill , Lichtman rappelle la longue
liste des candidats démocrates
«modérés et expérimentés» , finale-

ment battus : Michael Dukakis
(1988), Al Gore (2000), John Kerry
(2004) et Hillary Clinton (2016). A
l’inverse, les démocrates élus fu-
rent tous, sinon de dangereux ex-
trémistes, au moins des candidats
ne provenant pas de l’establish-
ment démocrate, comme Jimmy
Carter, Bill Clinton et Barack
Obama. Côté républicain, l’esta-
blishment démocrate se réjouissait
en 1980 que soit opposé à Carter un
extrémiste nommé Reagan. Le dé-
mocrate modéré n’en ferait qu’une
bouchée. On sait ce qu’il en fut.
L’extrémiste pulvérisa Carter.
S’agissant de la dernière élection,
celle de 2016, les «pundits» démo-
crates (on dirait en France, les édi-
tocrates) n’imaginaient pas une se-
conde que puisse être élu un
candidat climatosceptique, préco-
nisant l’interdiction d’entrée sur le
territoire des musulmans, la cons-
truction d’un mur de séparation
sur la frontière mexicaine, ou la
guerre commerciale avec la Chine.
On sait, là aussi, ce qu’il advint.
Dans les démocraties politico-mé-
diatiques traditionnelles en géné-
ral, et notamment aux Etats-Unis,
les compétitions politiques sont
régies par un système de croyances
et d’injonctions. Nul ne sait exac-
tement qui les a énoncées, mais el-
les ont valeur de dogmes. Politi-
ques et médias confondus, la
gauche modérée adhère à une
croyance persistante : face à la
droite, la terrible droite, la mé-

chante droite, la droite sans com-
plexes, seul un «modéré» de gau-
che a une chance d’être élu, pour
«mordre sur l’électorat du centre»
(par modéré de gauche, on entend
par exemple un responsable de la
droite de la gauche, celui qui
s’écrie avant l’élection «mon adver-
saire, c’est la finance» , et finit par
accorder des exonérations de char-
ges au patronat). Cette croyance
est soutenue par les sondages, qui
donnent systématiquement les
candidats de la gauche radicale
battus contre les candidats de la
droite.
Quant aux injonctions, pour s’en
faire une idée, il suffit de regarder
Sanders : il n’en respecte aucune.
D’abord, d’une manière générale,
l’injonction immémoriale à pré-
senter un visage avenant, et à sou-
rire pour la télé. Sanders fait régu-
lièrement la gueule (même s’il lui
arrive aussi de sourire, plus sou-
vent que ne le laissent penser les
photos de lui choisies par les gran-
des agences).
Tous les observateurs de la politi-
que américaine tiennent par

ailleurs pour acquis que ne peu-
vent remporter l’élection que les
candidats acceptant les généreu-
ses contributions du big business.
Certains de ces observateurs le dé-
plorent amèrement, voyant dans
ce système de financement le vice
fondateur de la démocratie améri-
caine, mais enfin, c’est comme ça,
il en a toujours été ainsi, et il en
sera toujours ainsi. Après avoir un
temps fait mine de refuser ces
dons illimités (on appelle ça les
«super pacs»), Biden, devant la
perspective de la banqueroute,
s’est finalement résolu à les accep-
ter. Sanders les refuse, et sa cam-
pagne est (généreusement) finan-
cée une multitude de petits dons.
Plus récemment enfin, Sanders n’a
pas hésité à se mettre à dos le po-
tentiel, et hypothétique, «vote juif»
américain, en traitant Bibi Netan -
yahou de raciste réactionnaire (il
est vrai qu’il avait pris soin de pré-
ciser auparavant qu’il était lui-
même «fier d’être juif» ).
Tout ce système de croyances et
d’injonctions se tenait, jusqu’à
l’émergence des réseaux sociaux.
Leur rôle dans l’élection de Trump
a fait la preuve qu’on pouvait être
élu en résistant aux injonctions. Et
même pire : que la résistance aux
injonctions pouvait être un stimu-
lant pour les électeurs, ce qui ren-
verse la donne, et donne crédit à
l’hypothèse Lichtman - qui soit dit
en passant, avait prévu la victoire
de Trump.•

Politiques et médias
confondus,

la gauche modérée
adhère à une
croyance
persistante : face
à la droite, seul un
«modéré» de gauche

a une chance d’être
élu, pour «mordre
sur l’électorat du
Par centre».
DANIEL SCHNEIDERMANN

L’hypothèse Sanders


Et si, contrairement à une croyance très
répandue, face à une droite sans complexes, il ne
fallait pas présenter un «modéré» de gauche, mais
au contraire un candidat de la gauche
décomplexée...

A


vec cet ouvrage, Eric Fotto-
rino n’échappera sûrement
pas à l’accusation d’être un
dinosaure du journalisme. Lui-
même s’en amuse dans ces pages, se
rangeant ironiquement parmi les
«anciens combattants» : défendre
en 2020 la nécessité de la presse
écrite, c’est-à-dire imprimée sur
papier, contre la presse numérique,
a vite fait de vous désigner comme
un ringard. Même si l’on en fait une
lutte «pour la biodiversité», tant
cette presse apparaît menacée
aujourd’hui. On doit l’avouer : on a

reux de ce support en voie d’extinc-
tion, qui sait que la disparition de la
culture de l’imprimé, de son savoir-
faire et de sa mémoire, comporte
tant de risques pour le débat démo-
cratique, l’ouverture aux autres, la
construction du politique. On le suit
pleinement là-dessus.
JÉRÔME LEFILLIÂTRE

Pendant ce temps-là, le numérique,
pris au vertige de la profusion, ten-
drait naturellement à multiplier les
formats et les entrées. La thèse est
convaincante : face à la massifica-
tion de l’information, on n’a jamais
eu autant besoin d’endroits cher-
chant à la ranger. Elle est aussi pro-
blématique : plutôt
que de s’arc-bouter sur
l’imprimé, l’enjeu
n’est-il pas d’ordonner
la presse numérique,
d’appliquer à elle ce
souci de cohérence? En saluant les
expériences tentées par certains
médias numériques s’imposant
des limites, comme les Jours et
Brief.me , Fottorino le dit implicite-
ment. Dans la même veine, le jour-
naliste défend la nécessité des kios-
ques et le besoin urgent de les
soutenir, même s’ils sont condam-
nés au déficit. Une question de ser-
vice public et un «combat de rue».
«La presse écrite doit reprendre la
main. Et d’abord, occuper l’espace
réel.» Ce livre est celui d’un amou-

Sa réponse ne fera pas l’unanimité
mais elle mérite d’être débattue.
Pour lui, «un clic n’est pas une expé-
rience». Comprendre : à l’inverse de
la lecture d’un journal, objet fini
possédant un début, un milieu, une
fin, donc une cohérence. De quoi
offrir une appréhension du monde.
A côté d’arguments
plus classiques, sur la
course à la vitesse ou à
l’audience, l’auteur en
développe un fort : le
numérique a bâti sa
force sur l’infinité des possibles et
des longueurs ; avec lui, pas besoin
de choisir ou circonscrire ce qui
pourra rentrer dans la maquette
d’un journal papier. Est-ce si formi-
dable? «Choisir, hiérarchiser, ra-
conter, s’éloigner de l’actualité aveu-
glante pour voir l’événement dans ce
qui ne fait pas les manchettes, s’éloi-
gner du bruit médiatique pour faire
entendre la forêt qui pousse mieux
que l’arbre qu’on abat. Pas facile.
Mais indispensable pour imposer sa
voie, sa voix», écrit-il.

parfois haussé un sourcil en lisant
certains passages du texte inédit
«Le vent se lève», qui ouvre ce re-
cueil comportant par ailleurs des
articles déjà parus dans le 1, l’heb-
domadaire dirigé par l’auteur.
Comme lorsque Fottorino déplore
qu’Ali, célèbre vendeur de journaux
à la criée de Saint-Germain-des-
Prés, ait stoppé son activité. OK boo-
mer? Un peu. Il se trouvera forcé-
ment des acheteurs de La presse est
un combat de rue pour s’en tenir à
cette lecture superficielle, caricatu-
rale.
En vérité, la réflexion de l’ancien di-
recteur du Monde, à laquelle se mê-
lent des souvenirs personnels, des
anecdotes savoureuses (ah les bons
conseils d’Alain Minc pour dépen-
ser moins dans une rédaction !) et le
récit de l’aventure du 1, va beaucoup
plus loin. Le cœur du propos se ré-
sume en une phrase : «Les écrans
font littéralement écran au réel.»
Eric Fottorino s’interroge : en quoi
le numérique a-t-il changé le jour-
nalisme? Et l’a-t-il fait progresser?

La presse écrite doit reprendre la main


Amoureux
de la culture
de l’imprimé,
le journaliste
Eric Fottorino défend
le papier face au clic
qui «n’est pas
une expérience»,
selon lui. Le débat
est ouvert.

EN HAUT


DE LA PILE


ÉRIC FOTTORINO
LA PRESSE EST
UN COMBAT DE RUE
Coédition Le 1-
L’Aube, 112 pp., 20 €.
A paraître le 5 mars.
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