Libération - 02.03.2020

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28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 2 Mars 2020


M


ohammad Rasoulof agite les bras au
milieu d’une petite rue, dans le
quartier central de Youssef Abad, à
Téhéran. On se perd facilement dans ce coin,
autour de la place Kaj. Le réalisateur iranien
est donc venu à la rencontre de Libération,
qu’il reçoit dans les locaux d’une boîte de pro-
duction d’amis, et nous fait de grands signes

à une intersection. C’était quelques jours
avant le lancement de la 70e Berlinale, où son
dernier film, There Is No Evil (Sheytan vojud
nadarad), qui traite notamment de la peine
de mort par le prisme des bourreaux et des fa-
milles des victimes, a remporté l’ours d’or sa-
medi soir. Le réalisateur n’y assistait pas.
Depuis 2017, Mohammad Rasoulof est bloqué
sur le territoire de la République islamique.
Les autorités ont confisqué son passeport.
L’année avait été heureuse : Un homme intè-
gre, son précédent long métrage, avait rem-
porté le prix Un certain regard à Cannes, puis

Par
PIERRE ALONSO
Envoyé spécial à Téhéran
Photo SINA SHIRI

Mohammad Rasoulof, chez lui à Téhéran, le 23 février.

BERLINALE Mohammad Rasoulof,


foyer de résistance


Rencontre à Téhéran avec le cinéaste iranien interdit de sortie


du territoire et privé d’autorisation de tournage dans son pays. Samedi


soir, son film «There Is No Evil», qui s’empare du thème de la peine


de mort, a reçu l’ours d’or, prestigieuse récompense du festival allemand.


avait été projeté au festival du film de Tellu-
ride, aux Etats-Unis. Mais à son retour à l’aé-
roport Imam-Khomeini, le réalisateur est ar-
rêté et longuement interrogé. Le début de
nouveaux ennuis avec le pouvoir politico-reli-
gieux iranien.
«Beaucoup m’ont demandé pourquoi j’étais
rentré, raconte Rasoulof dans un
grand bureau donnant sur la
rue. La question me paraissait
bizarre. Ici, c’est mon pays,
ma culture, ma maison.
C’est chez moi. Et j’ai une
responsabilité vis-à-vis de
l’endroit d’où je viens.» Il a
fait de cette incompréhen-
sion sur son choix de ren-
trer en Iran le point de dé-
part de There Is No Evil. A
quels compromis, lui, le ciné-
aste célébré dans le monde, était-il
prêt pour éviter l’exil? A quels engagements
devrait-il renoncer? Et finalement, quelle
éthique de la responsabilité développe-t-on
«dans une structure dictatoriale», qui peut fa-
cilement servir de paravent à toutes les lâche-
tés? «Peut-on être obligé de pendre quel-
qu’un ?, résume Rasoulof. Je voulais parler de
quelque chose qui fait réfléchir le public sur
lui-même.»

MAISON HYPOTHÉQUÉE
There Is No Evil pose ces questions en quatre
courts métrages. Un découpage qui doit
beaucoup à sa situation personnelle : outre
l’interdiction de sortie du territoire, Moham-
mad Rasoulof ne peut plus faire de film en
Iran. Aucune décision de justice ne l’en empê-

che formellement, la République islamique
versant plus du côté de Kafka que d’Orwell,
mais aucune autorisation ne lui est désormais
délivrée lorsqu’il présente un projet. Son nom
n’apparaissait donc nulle part dans les quatre
dossiers déposés à la censure. En outre, les
autorités seraient moins regardantes pour les
courts métrages. Pour ne
pas être repéré, il a quand
même dû renoncer à cer-
tains tournages, comme
cette scène à l’aéroport de
Téhéran. «Je dessinais les
plans avant et j’expliquais
comment il fallait la fil-
mer», raconte-t-il. A quel-
ques jours de la première
diffusion de son film, qui a
tout pour déplaire au pouvoir
iranien, Rasoulof se montre par-
faitement serein. Il rigole : «Si je
vais en prison, j’aurai le temps d’écrire. Je
pourrai faire du théâtre avec d’autres détenus
et même apprendre l’anglais !» Avant de nuan-
cer, dans l’un de ses rares instants de gravité
qui percute sa joie de vivre : «C’est très compli-
qué de rester calme. J’ai des moments de soli-
tude très durs, je pense parfois à tout arrêter.
Depuis dix ans, je vis avec ça. J’ai dû payer
cher pour rester moi-même. C’est comme souf-
frir d’un cancer, je peux vivre et profiter, mais
il y a cette chose que je n’ai pas choisie qui
plane au-dessus.»
L’homme de 47 ans a déjà visité toutes les stra-
tes sécuritaires de l’Etat. En 2010, il est pour-
suivi avec son alter ego, Jafar Panahi, pour un
film en préparation sur les manifestations
contre la réélection de l’ultraconservateur far-

200 km

Me
r

Caspienne

E.A.U.OMAN

AFGH.

ARABIE PAK.
SAOUD
ITE

AZ. TURKM.

IRAK

IRAN

Téhéran
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