Libération - 02.03.2020

(avery) #1

Gentil homme


Laurent Sciamma Bon camarade, bosseur et


féministe, le frère de la réalisatrice du même nom


s’affirme comme l’humoriste le plus tendre de France.


Par ANAÏS CONDOMINES
Photo RÉMY ARTIGES

A la tête de la bande, Céline Sciamma se souvient : «Laurent
était doué pour l’enfance et il a prolongé la mienne. On était, on
est toujours une fratrie avec une complicité profonde.» Un trio
que renforcent encore deux années passées à Singapour, où
la famille s’expatrie pour le boulot du père. Au bout du monde,
on se serre les coudes. A 3 ans, l’âge où «les garçons deviennent
des garçons», Laurent se construit aux côtés de ses sœurs, ja-
mais contre elles. Alors, la culture du dortoir, forcément, ça le
branche pas. Les souvenirs de colos annuelles lui donnent en-
core des sueurs froides. «Je me revois la veille du départ par le
train de nuit, le teint verdâtre et les dents qui claquent. Ça me
terrorisait de devoir partager la chambre avec d’autres garçons,
de me demander si j’allais me faire humilier.»
Son talent à lui, c’est la tendresse. Sur son bulletin de CP, la
maîtresse note : «Toujours gai et bon camarade.» Il en sourit
aujourd’hui : «Je veux bien que ça me définisse, que ce soit mon
épitaphe.» Anthony Burlot, copain d’enfance et musicien,
décrit «quelqu’un de drôle, de sain et d’inspirant. Etre ami avec
Laurent pour moi, c’est laisser la place aux sentiments pro-
fonds, les accueillir sans culpabiliser».
«La tendresse, c’est le futur. En tant que mec, c’est grave qu’on
ne la cultive pas car on a tous les pouvoirs. On est en pleine
puissance mais on ne donne jamais la pleine puissance de nos
sentiments. Un truc manque
et on remplit ce grand vide
par la domination», affirme
l’humoriste. Arrivé à Paris,
Laurent Sciamma intègre
une école de communication
visuelle. Mais la transition
est rude. «Je viens de quitter
Cergy, c’est pas la même vie,
pas la même sociologie. Je suis
paumé.» A 21 ans, il com-
mence une thérapie. «L’un
des trucs dont je suis le plus
fier», assure-t-il. «J’étais mal-
heureux d’être malheureux.»
En attendant, une carrière dans le graphisme, sa passion pre-
mière, lui ouvre les bras : à peine sorti d’école, il se retrouve
assistant directeur artistique dans une grande agence de pub.
Mais assez vite s’installe un goût de déjà-vu. En 2012, une ex-
périence en freelance pour la campagne de François Hollande
l’enthousiasme et lui donne une base : la politique. Celui qui
fut «content de l’élection de Macron car il a voulu croire à la
partie gauche de son cerveau» réalise pour le PS des vidéos
incarnées.
Voilà ravivé ce qu’il ressentait quand, à 18 ans, il pratiquait
le théâtre à Cergy. Il décide qu’il finira bien par remonter sur
scène et commence à écrire des bouts de sketch. En 2017, à la
Comédie des Trois Bornes, micocon, milaboratoire anti -
patriarcat, il teste des blagues dans Une heure debout. La dé-
flagration #MeToo se produit et soudain, les planètes s’ali-
gnent. Bonhomme prend forme, trouve sa colonne vertébrale.
Aujourd’hui célibataire, il parle de l’amoureuse qui a partagé
sa vie pendant dix ans, de ses sœurs, de ses potes. L’anecdote
n’est pas une fin en soi. Le propos, intime, sera politique. «Bien
sûr j’ai eu peur qu’on me pense opportuniste. Mais je me sentais
tellement en sincérité avec ce moment décisif. Je me suis accro-
ché à mon envie de ne parler que de ça.»
Il contourne joyeusement le piège du donneur de leçons
«homme, blanc, hétéro». «J’assume la subjectivité du point de
vue pour ne pas essentialiser ou parler à la place des meufs.
J’incarne sans me justifier, je donne un témoignage politisé.»
«Laurent travaille énormément», note Céline Sciamma.
«Ecrire pour le spectacle vivant en jouant toutes les semaines,
c’est être sans cesse face à l’impact de ses idées, il a été très
exigeant avec ça.» Et ça marche. Le bouche à oreille fonc-
tionne à plein tube, avec cette promesse de rire – beaucoup –
devant du stand-up garanti sans blagues faciles aux clichés
paresseux.
L’époque des dates annulées par manque de public est un
temps désormais révolu. Le trentenaire remplit le Café de la
gare deux fois par semaine et gagne «quelque chose comme
3 000 euros en cachets d’intermittence». Dans la salle, de plus
en plus d’hommes viennent se serrer sur les banquettes étroi-
tes. Une sensation flotte dans l’air, on peut presque la saisir.
Ça infuse. Laurent Sciamma le sait depuis longtemps, et on a
très envie de le croire : à la fin, c’est les gentils qui gagnent.•

13 septembre 1985
Naissance.
2014 Ecriture des
premiers sketchs.
2017 Une heure
debout à la Comédie
des Trois Bornes.
Jusqu’au 9 mai 2020
Bonhomme au Café
de la gare, les
vendredis et samedis.

P


our un peu, on croirait qu’il vient de se battre. En bas
de chez lui, dans le XXe arrondissement de Paris,
Laurent Sciamma nous accueille avec un coquard.
L’œil gauche est rouge, légèrement cerné de noir. Surprenant,
pour celui qui entend déconstruire les rouages de la virilité,
incarnant un «mec tendre, empathique»
et féministe dans son seul en scène
Bonhomme, jusqu’au 9 mai au Café de la
gare. La réalité, moins dramatique qu’une
bagarre, se résume à un bête incident de ménage, dix minutes
avant notre rencontre. «Je me suis battu avec un balai», lance-
t-il, dans un sourire élas tique. Sweat noir et jean sombre,
les 35 ans sereins, l’humoriste cultive l’allure allongée d’un
garçon qui a grandi très vite.
La discussion se déploie sur un coin de table dans la cuisine,
café et clopes roulées sur la toile cirée bleue. Aux murs de son
grand studio ordonné, des tirages aux graphismes colorés de
son artiste préférée, Sister Corita, une nonne reine du pop art
dans les années 60. Çà et là, des livres féministes. Une BD de
la Suédoise Liv Strömquist, la version bouquin du podcast à
succès sur les masculinités les Couilles sur la table. Et pas
beaucoup plus. Son approche du féminisme n’est pas théo -

rique. «Ce n’est pas pour mépriser ce qui a été fait avant, pré -
cise-il. Je me suis juste engouffré dedans en me l’appliquant
à moi-même.» Sa matière première, c’est ce petit garçon heu-
reux dans l’appartement de Cergy, qui apprend à lire dans des
bulles : Asterix et la silhouette dégingandée de Gaston ne sont
jamais loin. Chez les Sciamma, on partage
la passion des récits. Le père, lui-même,
écrit un peu. Informaticien aux débuts
d’Internet, aimant, «pas officiellement ma-
cho», il travaille beaucoup. Le suivi des enfants au quotidien
incombe à sa femme qui, longtemps au foyer, reprendra le tra-
vail ensuite. Un couple « un peu classique de boomers», cons-
tate Laurent avec affection.
Et puis bien sûr, il y a les deux grandes sœurs. Isabelle, touche-
à-tout dans l’art et la mode à Rome et Céline, réalisatrice, icône
lesbienne et féministe. Jeunes, ces trois-là sont toujours à l’af-
fût d’histoires, se passionnent pour Beverly Hills ou Hélène
et les garçons. Les aînées inventent les danses, les aventures
de Barbie et, plus tard, tournent des minifilms amateurs. Le
petit frère les suit de tout son cœur. «J’ai le sentiment de m’être
mis au service de leurs délires, d’en avoir été la mascotte, avec
ce privilège du petit dernier vachement regardé.»

LE PORTRAIT


Libération Lundi 2 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
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