Libération - 02.03.2020

(avery) #1

4 u Libération Lundi 2 Mars 2020


D


éni de démocratie ou remède
à l’impasse parlementaire? Pour
Domi nique Rousseau, professeur
de droit constitutionnel à l’université Paris-I,
le 49.3 «ne tue pas le débat, mais l’obstruc-
tion».
Dans l’histoire de l’usage du 49.3, la déci-
sion d’Edouard Philippe samedi est-elle
un cas remarquable?
C’est la quatre-vingt-neuvième fois que l’exé-
cutif utilise cet outil depuis 1958, et il l’a fait
dans trois situations différentes : en cas de
majorité faible ou relative, comme Georges
Pompidou en 1967 et Michel Rocard en 1988 ;
quand la majorité existe mais qu’elle est fron-
deuse, ce fut le cas avec Manuel Valls sur la loi
dite «El Khomri» ; et enfin quand la majorité
est loyale, mais que l’opposition utilise son
droit d’amendement, non pour améliorer le
texte, mais pour retarder son adoption. Ce fut
déjà le cas sous Edouard Balladur en 1993,

que les amendements proposés ou acceptés
par le gouvernement.
Après l’avoir utilisé à six reprises sous
le précédent quinquennat, l’ancien Pre-
mier ministre socialiste Manuel Valls
avait proposé en 2016 de supprimer
le 49.3. Ce débat est-il nouveau?
Manuel Valls avait fait cette proposition
en tant que candidat à la primaire socialiste
et non Premier ministre. Mais il y a des
précédents. Les parlementaires, qui essaient
depuis 1958 de regagner le pouvoir perdu,
ont très tôt voulu remettre en cause cet article.
En 2008, une révision constitu tionnelle
a limité l’utilisation du 49.3 à un seul usage
par session parlementaire, sauf pour les
projets de budget de l’Etat et de la Sécurité
sociale. Ce recours a donc été fortement
limité. Faut-il aller jusqu’à
supprimer le 49.3? Si l’on re-
garde d’autres démo craties, la
contrainte du Parlement est en-
core plus forte qu’en France car
il y a l’exigence que la motion
soit «constructive» : en Alle -
magne, par exemple, les députés
ne peuvent renverser le gouver-
nement qu’en proposant, dans
leur motion, le nom du futur
Premier ministre. A côté de cette
exigence, notre 49.3 paraît presque soft...
Mais certains responsables estiment que
l’usage du 49.3 entache, auprès de l’opi-
nion, le texte pour lequel il a été utilisé.
Je crois qu’il ne faut pas exagérer la capacité
de l’opinion à se souvenir de quelle manière
un texte a été adopté. Le Conseil supérieur de
l’audiovisuel, la force de frappe nucléaire
en 1961 ou encore la réforme de la régie Re-
nault ont été adoptés via 49.3. Qui s’en sou-
vient?
Recueilli par
DOMINIQUE ALBERTINI

n’est pas populaire chez les parlementaires,
parce qu’il les oblige à monter d’un cran leur
analyse poli tique.
Pour les oppositions, le 49.3 est un déni
de démocratie.
Je pense que cet article ne tue pas le débat
lui-même, mais l’obstruction parlementaire.
Au fond, le 49.3 est une certaine manière
de relancer le débat parlemen-
taire puisque, quand le gouver-
nement l’utilise, les députés ont
la possibilité de déposer
une motion de censure avec
débat [ce qu’ont fait samedi, cha-
cune de leur côté, les oppositions
de droite et de gauche, ndlr].
Et cela permet de recentrer
la discussion sur l’essentiel :
la loi en cause et la respon -
sabilité de l’exécutif. Nous au-
rons donc en début de semaine un vrai débat,
avec des discours pour défendre et attaquer
le système de retraite à points. Et n’oublions
pas qu’ensuite, le texte sera transmis au Con-
seil constitutionnel, qui pourrait juger que
certaines de ses dispositions sont contraires
à la Constitution. Le débat est donc loin
d’être fini.
Existe-t-il dans la Constitution d’autres
outils aux effets similaires?
On peut évoquer l’article 44 sur le «vote blo-
qué», qui oblige l’Assemblée à se prononcer
sur tout ou partie d’un texte en ne retenant

INTERVIEW


DR

pour la loi sur la privatisation des entreprises
publiques. La situation actuelle n’est donc pas
inédite. Mais ce qui est frappant, c’est que les
oppositions ne se défendent même pas de
pratiquer l’obstruction, elles l’assument.
Et celle-ci repose autant dans le nombre des
amendements que dans leur nature, qui
consiste parfois à remplacer un mot par
son synonyme. C’est un spectacle qui n’est
pas de nature à redorer l’image de l’institu-
tion.
Il ne s’agit donc pas, selon vous, d’un
dévoiement de l’outil?
Non : à l’origine, ce sont d’anciens présidents
du Conseil de la IVe République, le socialiste
Guy Mollet en tête, qui ont voulu que figure,
dans la nouvelle Constitution, un article em-
pêchant le blocage parlementaire, quelle que
soit la nature de celui-ci. De Gaulle n’était
d’ailleurs pas plus passionné que ça par la
question, sa priorité étant surtout les articles
sur le recours au référendum.
Plusieurs dispositions de la Constitution
limitent les marges de manœuvre du Par-
lement. Pourquoi le 49.3, en par ticulier,
concentre-t-il tant d’hostilité?
Evidemment, les parlementaires n’aiment pas
le 49.3, puisque c’est un article qui a été ima-
giné pour les obliger à faire de la poli tique, et
pas du politicien. Cet outil ramène tout à une
question simple : oui ou non, êtes-vous contre
ce texte au point de faire tomber le gouverne-
ment? Cet article de respon sa bilité politique

«Le 49.3 permet de recentrer la


discussion sur l’essentiel : la loi en cause


et la responsabilité de l’exécutif»


Le constitutionnaliste
Dominique Rousseau
ne voit pas dans
cet article un déni
de démocratie, mais plutôt
une manière d’«obliger
les parlementaires à faire
de la politique».

Une manifestation a eu lieu samedi soir devant l’Assemblée nationale. PHOTO CYRIL ZANNETTACCI. VU

ÉVÉNEMENT


vers une droite
débarrassée de Laurent Wauquiez.
A l’heure des préparatifs tous azi-
muts d’un Xavier Bertrand ou d’une
Valérie Pécresse, voire d’un François
Baroin, il était urgent de donner des
gages au centre droit pour qu’il ne
quitte pas le bercail.
Ce faisant, même si des tensions
sont apparues entre les entourages
du chef de l’Etat et du Premier mi-
nistre au fil de cette réforme des re-
traites, Philippe est en réalité le
meilleur agent électoral de Macron.
Une sorte de directeur de précam-
pagne présidentielle, chargé de clô-
turer la séquence retraites tout en
arrimant la droite à son camp.

FRACTURES
Passer en force sur un texte aussi
fondamental pour l’avenir du pays
risque, tôt ou tard, de se payer politi-
quement : François Hollande et Ma-
nuel Valls en savent quelque chose.
L’étape est franchie dans la douleur
mais elle est franchie. Ce qui permet
au Président de se tourner vers la
suite : réduire les fractures françai-
ses que la réforme des retraites a
élargies cet automne, s’atteler à son
agenda européen sans craindre un
nouvel incendie à domicile, dérou-
ler son plan de lutte contre le «sépa-
ratisme» et parler d’écologie – qui
devrait être l’un des principaux mo-
teurs des municipales mi-mars. Une
dernière occasion de renouer avec
le «et en même temps».•

Suite de la page 3
Free download pdf