Libération - 02.03.2020

(avery) #1

Libération Lundi 2 Mars 2020 u 7


ments, ils perdront leur chance
de s’asseoir avec les autres Af-
ghans et de délibérer de l’avenir
de leur pays. Les Etats-Unis n’hé-
siteront pas à annuler l’accord.»

Le secrétaire d’Etat, Mike Pom-
peo, a, lui, enjoint les talibans à
ne pas «crier victoire».
La mise en œuvre de l’accord
n’est pas acquise. Elle bute déjà
sur un premier point : la libéra-
tion de prisonniers. Le texte
prévoit que les talibans relâ-
chent jusqu’à 1 000 soldats et
policiers afghans qu’ils détien-
nent, Kaboul devant libérer jus-
qu’à 5 000 talibans. Dimanche,
le président afghan, Ashraf
Ghani, dont le gouvernement
était écarté des négociations,
a rejeté cette clause. «Il n’y a
pas d’engagement à libérer
5 000 prisonniers. [Cela] ne re-
lève pas de l’autorité des Etats-
Unis, cela relève de l’autorité du
gouvernement afghan,
a-t-il dé-
claré. Cela fait partie de l’agenda
des discussions intra-afghanes
mais ne peut être un prérequis à
des discussions.»

Celles-ci, qui constituent le vrai
processus de paix, devraient dé-
buter dès le 10 mars, selon l’ac-
cord de Doha. «Le délai est très
court. Je vois mal comment il
pourra être tenu»,
note Patricia
Gossman, spécialiste de l’Afgha-


nistan pour Human Rights
Watch. Le gouvernement afghan
n’a pas encore déterminé qui
participera aux discussions. Une
précédente liste avait bien été
établie cet été. Elle comptait
quinze membres et était menée
par Abdul Salam Rahimi, minis-
tre de la Paix. Mais c’était avant
la proclamation, le 18 février, des
résultats de l’élection présiden-
tielle. Le président sortant Ash-
raf Ghani a été déclaré vain-
queur, avec un peu plus de 50 %
des voix. Son chef de l’exécutif,
Abdullah Abdullah, déjà candi-
dat sans succès en 2009 et 2014,
a refusé de reconnaître sa défaite

et s’est lui aussi déclaré vain-
queur tout en annonçant la dé-
claration d’un gouvernement
parallèle. Il a reçu le soutien
d’Abdul Rachid Dostum, sei-
gneur de guerre toujours in-
fluent. Les Etats-Unis, qui ont
affirmé qu’ils se tiendraient à
l’écart des discussions entre Af-
ghans, ont dû intervenir pour
que Ghani repousse sa presta-
tion de serment et creuse encore
un peu plus l’impasse politique.

«AUCUNE AUTONOMIE»
Les thèmes abordés lors des dis-
cussions seront scrutés par la so-
ciété civile, l’accord de Doha ne
faisant aucune référence aux
droits de l’homme. «Le gouver-
nement afghan n’a aucune auto-
nomie financière. Ce sont les pays
étrangers donateurs qui finan-
cent la santé, l’éducation, et
paient les salaires des soldats et
des policiers, explique Patricia
Gossman. C’est à eux de faire
pression pour que les négocia-
tions abordent la question des
droits de l’homme, de la place de
la femme dans la société, de l’ave-
nir des jeunes. Il ne faut surtout
pas que les discussions ne se fas-
sent qu’entre chefs de guerre et
chefs politiques. On sait que les
droits de l’homme ne sont pas
vraiment leur priorité.» •

P


armi les vétérans américains
ayant servi dans la région, l’ac-
cord avec les talibans et la pers -
pective d’un retrait des Etats-Unis
d’Afghanistan suscite des sentiments
contradictoires. «Le retour de nos sol-
dats à la maison est une bonne chose. On
ne peut que s’en réjouir», commence
Mathias Vogt, 35 ans, attablé dans un
bar de Dallas au Texas. Entré dans
l’US Army dès la fin du lycée, il a 21 ans
lorsque son unité est déployée en Af-
ghanistan, en 2006. Chargé des répara-
tions sur les avions de la base aérienne
de Kandahar, le vétéran décrit une «ex-
périence misérable». Les tirs de roquet-
tes qui perturbent toutes les nuits, l’im-
pression d’être «traité comme un objet».
Et l’attitude de la plupart de ses com -
pagnons d’armes, qui «traitaient les
Afghans comme des êtres inférieurs».
Vogt parle avec respect de la population
afghane, «qui vivait dans la peur d’être
tuée, soit par les talibans, soit par nous.
J’aimerais me dire que cet accord va ap-
porter une fin heureuse aux Afghans,
mais je n’y crois pas», ajoute fataliste le
vétéran devenu conseiller financier.

«Inapte». A la terrasse d’un café de
Frisco, plus au nord, Jeff Hensley par-
tage ce scepticisme. Retraité de l’US
Navy après vingt et un ans de service,
cet ancien pilote de chasse, aujourd’hui
pilote de ligne dans l’aviation com -
merciale, a été déployé en Irak, pas en
Afghanistan, mais souligne «les liens
étroits» entre les deux conflits : «Après
le 11 Septembre, aller en Afghanistan
était la bonne chose à faire. L’Irak, en re-
vanche, était une erreur, une distraction
qui a mobilisé des moyens colossaux et
nous a détournés de notre mission ini-
tiale.» En dépit des centaines de mil-
liards de dollars dépensés et des di -
zaines de milliers de morts et de blessés,
«l’Afghanistan n’est guère différent»
de ce qu’il était en 2001, ajoute Hensley.
«Pour nous qui avons servi dans la ré-
gion, perdu des amis, mis nos vies entre
parenthèses, c’est dur de reconnaître que
tout cela a été vain. Mais un jour ou
l’autre, il faut regarder la réalité en face.
Il est temps d’arrêter les frais.»
Donald Trump, qui avait fait du départ
d’Afghanistan une promesse de cam-
pagne, entend bien la tenir. Farouche-
ment opposé au président américain,
qu’il juge «totalement inapte» à être
«commandant en chef», Jeff Hensley
admet toutefois que son «réalisme» a
permis d’avancer sur le dossier afghan.

«Les hauts responsables militaires et
politiques savent depuis longtemps
qu’une solution en Afghanistan passe
par les talibans. Mais personne n’était
disposé à assumer les conséquences po-
litiques de ce qui serait perçu comme
une capitulation. Trump, lui, s’en mo-
que.» Ancien capitaine de destroyer,
Chris Hampton, 59 ans dont vingt-sept
dans l’US Navy, regrette la signature de
cet accord : «Oui, une majorité d’Améri-
cains sont fatigués de cette guerre. Mais
en signant ce pacte avec les talibans,
nous leur donnons une légitimité, et je
crois que c’est une erreur. Car ils ont une
vision répugnante de l’humanité, consi-
dèrent les femmes comme des citoyennes
de seconde zone. Ces gens-là sont un
cancer qu’il faudrait éradiquer complè-
tement.» Pour ce vétéran qui a sillonné
les mers du monde entier, le départ
des Américains d’Afghanistan, s’il se
concrétise, plongera le pays dans le
chaos. «On s’est retirés trop tôt d’Irak et
l’Etat islamique a émergé. En Afghanis-
tan, les talibans reprendront le contrôle
et le pays implosera», prédit-il.

«Menace». Brandon Friedman, lui,
se montre plus optimiste. Officier de
l’US Army de 2000 à 2004, il fit partie
de la première vague de déploiement
en Afghanistan. A 23 ans et à la tête
d’un peloton d’infanterie d’une qua-
rantaine d’hommes, il participa no-
tamment en mars 2002 à l’opération
Anaconda, première vaste offensive
terrestre menée par les armées amé -
ricaines dans la vallée de Shahi Kot.
De ses déploiements en Afghanistan
puis en Irak, où il participa à l’invasion
de 2003, d’abord à Hilla puis à Bagdad,
avant d’être déployé dans la région de
Tall Afar, Brandon Friedman en a tiré
un livre, The War I Always Wanted.
Dix-sept ans après son déploiement en
Afghanistan, il ne comprend pas que
l’armée américaine y soit encore pré-
sente. «Il était nécessaire d’y aller après
le 11 Septembre. Mais aujourd’hui, au-
cun des responsables de ces attentats ne
se trouve là-bas. Nous aurions dû partir
juste après la mort de Ben Laden,
en 2011», estime-t-il. Redoute-t-il, mal-
gré tout, les conséquences d’un futur
retrait? «A mes yeux, seuls deux critères
sont importants : s’assurer que les tali-
bans ne sont pas une menace pour nous
et protéger les gens qui ont risqué leur vie
pour nous aider, dit-il. Le reste appar-
tient aux Afghans. Nous avons une chose
en commun avec les talibans : ils veulent
que nous partions et nous voulons par-
tir. Je ne crois pas qu’ils aient le moindre
intérêt à abriter des groupes terroristes
qui voudraient s’en prendre aux Etats-
Unis : ils savent que notre capacité à ré-
pondre par la force demeure intacte.»
FRÉDÉRIC AUTRAN
Envoyé spécial à Dallas (Texas)

Aux Etats-Unis,


des vétérans


de guerre partagés


mais soulagés


A Dallas, des militaires
américains interrogés par
«Libé» se disent contents du
retour des troupes, même si
la légitimation des talibans
en inquiète certains.

«Si les talibans
ne respectent

pas leurs


engagements,


ils perdront


leur chance
de délibérer

de l’avenir


de leur pays.»


Mark Esper secrétaire
à la Défense des Etats-Unis
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