Les Echos - 02.03.2020

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10 // IDEES & DEBATS Lundi 2 mars 2020 Les Echos


opinions


avec Robert Blackwill, qui était à l’épo-
que ambassadeur des Etats-Unis en
Inde et qui avait été l’architecte d’une
politique de rapprochement avec Delhi.
Pour lui, le concept de démocratie
n’était pas une expression vague et
superficielle, mais la clé et le ciment
d’une relation approfondie et durable
avec Delhi. « Autre temps, autres
mœurs ».
Certes, les relations entre les deux
pays ont toujours été complexes. Dès les
années 1950 et 1960, Washington et
Delhi percevaient la Chine comme une
menace, surtout après la défaite de Delhi
face à Pékin dans la guerre de 1962. Mais,
dès le début des années 1870, les posi-
tions des deux pays sur la Chine com-
mencèrent à diverger. L’Inde s’est sentie
trahie, abandonnée presque, après le
rapprochement effectué par Richard
Nixon avec Pékin. De manière mécani-
que, il s’ensuivit un rapprochement
entre l’Inde et l’URSS et, en contrepartie,
entre l’Amérique et le Pakistan. La déci-
sion de Delhi de devenir une puissance
nucléaire militaire irrita d’abord consi-
dérablement Washington, puis l’Améri-
que se résigna à une réalité à laquelle elle
ne pouvait s’opposer, considérant
somme toute qu’« à quelque chose mal-
heur est bon » : la bombe indienne
constituant une forme de dissuasion
supplémentaire face à la Chine.
Pourtant, si une méfiance partagée à
l’égard de la Chine est une condition
nécessaire au rapprochement entre
Washington et Delhi, ce n’est pas une
condition suffisante à l’établissement
sur le long terme d’une relation de
confiance entre les deux géants. A partir
du moment où Washington et Delhi ne
partagent plus un sincère attachement à
la démocratie, tout est possible. En dépit
de la chaleur des étreintes et de l’hyper-
bole des compliments entre Donald
Trump et Narendra Modi, il n’est pas
exclu que l’Inde arrive un jour à la con-
clusion que ses intérêts bien compris
supposent un rapprochement unilaté-
ral avec la Chine, une puissance tout à la
fois plus proche et plus prévisible.
Entre montée du nationalisme écono-
mique et recul de la démocratie, il est
peu probable que la relation entre l’Inde
et l’Amérique progresse réellement.
L’Inde et l’Amérique sont à un tournant
décisif de leur histoire. Pour le moment,
elles semblent se conforter l’une l’autre
dans leurs pires instincts.

Do minique Moïsi est conseiller
spécial de l’Institut Montaigne.

de Charlie Chaplin : « Le Dictateur ».
Comme si la farce de Chaplin se répétait
sous mes yeux en mode tragi-comique.
Car au moment où les deux hommes
vantaient leurs grandeurs et leurs méri-
tes respectifs, des émeutes intracommu-
nautaires d’une rare violence éclataient
dans les rues de Delhi.
Pour Trump, qui est en campagne, le
voyage en Inde était idéal pour tester un
certain nombre de messages et, plus
encore, pour mener une campagne de
séduction à l’égard de la communauté
indienne installée aux Etats-Unis : qua-
tre millions de personnes qui ont plutôt
tendance à voter démocrate, mais qui
peuvent faire la différence dans certains
Etats. Le message de Trump était s imple.
« Si l’Inde, la plus grande démocratie au
monde, peut m’accueillir comme un
héros, pourquoi des Américains – peu
patriotes – me traiteraient-ils comme une
menace pour la démocratie? » Face à
tous ceux qui invoquent contre lui les
pères fondateurs de la République,
Trump semblait se placer sous la protec-
tion de Modi et du mahatma Gandhi.
Même si, lors de ses discours, sa pronon-
ciation « surprenante » des noms
indiens déclenchait la quasi-hilarité de
ses hôtes.

Les bénéfices de la visite de Trump
n’étaient pas moins grands pour Modi.
De plus en plus d’Indiens s’inquiètent
de la montée dans leur pays d’un natio-
nalisme religieux antimusulman. Modi
peut désormais se tourner vers ses
opposants et leur dire qu’ils ne doivent
pas être plus royalistes que le roi. Le lea-
der de la première puissance démocra-
tique de la planète ne se soucie guère de
la manière dont l’Inde traite ses musul-
mans, pas plus qu’il ne semble s’inquié-
ter de la façon dont elle gère la question
du Cachemire. Ayant conforté leur légi-
timité respective, Trump et Modi pou-
vaient passer à des questions plus
sérieuses comme celles de la Chine et
du commerce. Au début des années
2000 j’avais eu de nombreux échanges

L’ Inde et l’Amérique
sont à un tournant
décisif de leur histoire.

Pour le moment, elles
semblent se conforter
l’une l’autre dans
leurs pires instincts.

Trump-Modi : les vaines


étreintes de deux populistes


La visite de Trump en Inde et le concours de flatterie auquel se sont
livré les deux dirigeants ne doit pas faire oublier qu’il n’est pas aisé
pour deux démocraties « illibérales » et populistes de s’entendre.

DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • Le président brésilien Jair Bolsonaro^
    dépasse-t-il les bornes? C’est ce que sug-
    gère le quotidien « Folha de S. Paulo »
    dans un éditorial qui évoque l’hypothèse
    de lancer une procédure d’« impeach-
    ment », afin d’éviter une « aventure dan-
    gereuse ». Pourquoi ces grands mots,
    moins de quatre ans après la destitution
    de Dilma Rousseff? Parce qu’il accuse
    ses militants de vouloir fomenter « un
    coup d’Etat d’extrême droite », alors que
    le courant qui y est favorable serait
    « franchement minoritaire dans le pays »,
    affirme ce journal, fréquemment vili-
    pendé par Jair Bolsonaro lui-même.
    C’est la diffusion d’une vidéo qui a « mis le
    feu aux poudres », estime l’éditorialiste.
    Jair Bolsonaro y apparaît comme le sau-
    veur de la nation, « incorruptible » de
    surcroît. Dans le même temps, la vidéo
    appelle la population à descendre dans
    la rue le 15 mars, jour d’une manifesta-
    tion anti-Congrès convoquée par
    l’extrême droite. Cela intervient quel-
    ques jours après les accusations de
    « chantage » lancées par le général
    Augusto Heleno, chef des renseigne-
    ments, contre le Parlement. L’ancien
    président Fernando Henrique Cardoso a
    été le premier à condamner une « crise
    institutionnelle aux conséquences gravis-
    simes ». Jair Bolsonaro a également été
    critiqué par certains membres de la
    Cour suprême. Son doyen, Celso de
    Mello, a même évoqué l’hypothèse d’un
    « crime de responsabilité » perpétré dans
    l’exercice de la fonction présidentielle.
    La crise politique atteint ainsi de nou-
    veaux sommets, alors que l’exécutif a
    besoin des députés pour approuver les
    réformes structurelles dont l’économie
    brésilienne a besoin pour se moderniser.
    « Si certains s’attendaient à ce que le prési-
    dent se serve des jours fériés [du Carnaval]
    pour calmer le jeu, ils en sont pour leurs
    frais », estime la « Folha ».
    —Thierry Ogier à São Paulo


Jair Bolsonaro
ou la menace permanente

LE MEILLEUR DU


CERCLE DES ÉCHOS


Ecologie : en finir


avec les contradictions


Les objectifs des politiques
environnementales sont souvent
contradictoires. Il est urgent de fixer des
priorités pour en améliorer les résultats,
écrit Hervé Plagnol, spécialiste des
questions agricoles et environnementales.


SURPL ACE Si la prise« de conscience
des citoyens sur ces objectifs prend
de l’ampleur, les résultats scientifiquement
mesurés de la lutte pour la préservation de
l’environnement montrent qu’on est encore
loin du compte. La limitation des émissions
de gaz à effet de serre [et] la préservation
de la biodiversité [...] stagnent. Une des
raisons de cette absence de résultats tient
sans doute [...] à la contradiction entre
différents objectifs recherchés par la lutte
contre le changement climatique. »


EFFET PERVERS Certaines contradictions «
sont bien connues et assumées – si ce n’est
par les militants écologistes, tout au moins
par certains politiques. Le rôle du nucléaire
dans la limitation des émissions de gaz
à effet de serre (GES) est reconnu, mais il est
contrebalancé par le problème des déchets
et par les risques que pose leur stockage.
[...] Une autre contradiction majeure et
moins reconnue est celle du développement
et de l’encouragement du bio d’une part,
et de ses effets sur les émissions de GES
d’autre part. »


HIÉRARCHIE « Pour tout cela, il devient
urgent de fixer une hiérarchie entre les
objectifs environnementaux et de décider
lesquels sont prioritaires. Il semble évident
que la lutte contre le dérèglement climatique
est bien cette priorité, même si elle est
parfois contradictoire avec la biodiversité
par exemple. Une fois cette priorité définie,
il faut alors lui accorder le maximum
de moyens et d’actions. C’est un travail
qui n’a pas, au niveau français en tout cas,
été réalisé. »


a
Lire l’intégralité sur Le Cercle
lesechos.fr/idees-debats/cercle


L


’Inde ne sera jamais le caniche de
la politique chinoise des Etats-
Unis. » Au moment même où
Donald Trump déclarait son « amour
pour l’Inde » d evant une foule de plus d e
cent mille personnes réunies dans le
plus grand stade de cricket jamais cons-
truit au monde, l’un des plus hauts res-
ponsables d e la diplomatie indienne me
rappelait à la réalité derrière le specta-
cle. Donald Trump et Narendra Modi
peuvent célébrer avec pompe l’appro-
fondissement de l’amitié entre leurs
deux pays. Il conviendrait plutôt de par-
ler de l’autocélébration de deux ego
surdimensionnés et de la rencontre de
deux formes de populisme, si proches
et pourtant si différentes.
La visite d’Etat de Donald Trump en
Inde ne restera pas comme l’un des
grands tournants de l’histoire. Narendra
Modi peut présenter la relation bilaté-
rale entre l’Inde et les Etats-Unis comme
« le partenariat le plus important du
XXIe siècle », il est peu probable qu’il
devienne l’équivalent de ce qu’est
aujourd’hui le rapprochement entre la
Chine et la Russie. Il est plus facile pour
les régimes autoritaires « classiques »
que pour les démocraties illibérales
populistes de s’unir derrière une vision
commune de leurs intérêts globaux. Le
facteur chinois est certes important, tant
pour l’Inde que pour les Etats-Unis, mais
il ne suffira pas à transcender les diver-
gences culturelles et les intérêts écono-
miques différents de deux pays qui suc-
combent au même moment à la
tentation du nationalisme et du protec-
tionnisme. La volonté de construire des
murs ne rapproche pas, elle divise (sur-
tout en matière de commerce) ceux qui
la mettent en avant.
Pourtant, l’histoire se faisait en Inde la
semaine écoulée. Mais une histoire bien
différente de celle que Modi et Trump
voulaient écrire. L’expression de
« Bûcher des Vanités » venait naturelle-
ment à l’e sprit dans l’atmosphère de
pompe, de flatterie qui entourait les
échanges entre les deux dirigeants. Sui-
vant en direct la retransmission des céré-
monies à la télévision, je ne pouvais
m’empêcher de penser au chef-d’œuvre

LE REGARD
SUR LE MONDE
de Dominique
Moïsi

LE LIVRE
DU JOUR

Chasser les « dogmes »
pour penser
la ville de demain

LE PROPOS Un brin provocateur
mais très stimulant. En pleine
campagne des élections
municipales, le livre de Jean-Marc
Offner, directeur de l’agence
d’urbanisme Bordeaux Aquitaine,
passe au crible « sept dogmes [qui]
stérilisent la pensée territoriale ».
Ces « anachronismes urbains »,
héritages des Trente Glorieuses,
semblent pourtant consensuels.
Qu’il s’agisse de la lutte contre
l’étalement urbain, de la volonté
d’avoir un pays de propriétaires,
de la promotion de la mixité
résidentielle, ou de la proximité
pour refonder les liens sociaux.
Autant de « couples problème-
solution » datés, et qui conduisent
pourtant « à un retard structurel de
l’action publique », affirme l’auteur.
L’obsession en faveur des
transports collectifs « pour résoudre
les problèmes de mobilité » constitue
le premier de ces « mantras ».
A l’heure où la rentabilité sur des
investissements lourds devient plus
délicate, Jean-Marc Offner invoque
la nécessité de privilégier
l’instauration de bouquets
de services de mobilités. Pour

l’ancien directeur du Laboratoire
techniques, territoires, sociétés
(Latts), l’heure est désormais
à la refonte des instruments
de l’urbaniste, et peut-être même
de l’urbanisme lui-même.

LA CITATION Seule «
une intelligence territoriale
profondément renouvelée, dans
ses principes comme dans ses
instruments, pourrait conduire
l’indispensable aggiornamento qui
redonnera au politique des marges de
manœuvre. » —Frank Niedercorn

Anachronismes urbains
de Jean-Marc Offner.
Presses de Sciences Po, 200 pages,
15 euros.

Donald Trump et Narendra Modi à New Delhi le 25 février dernier. Photo by Prakash Singh/AFP
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