Les Echos - 02.03.2020

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Les Echos Lundi 2 mars 2020 IDEES & DEBATS// 11


art&culture


« Le Silence et la Peur » :


les combats de Nina


Dee Baesnael incarne magnifiquement Nina Simone. Ici aux côtés
de Craig Blake (debout) et de Noël Elios (assis au piano). Photo Simon Gosselin

Philippe Chevilley
@pchevilley

Quand un biopic prend
l’allure d’un vertigineux
voyage... « Le Silence et la
Peur », le spectacle de David
Geselson dédié à Nina
Simone, embrasse non seu-
lement une vie violente, une
brillante carrière, mais toute une histoire
d’Amérique : celle du combat des enfants
d’Amérindiens exterminés et d’Afro-Améri-
cains esclavagisés pour exister et s’émanci-
per. L e jeune metteur en scène, qui avait bou-
leversé avec son précédent spectacle
« Doreen », a choisi d’associer des acteurs
noirs américains (et britanniques) et des
comédiens français blancs pour raconter
l’épopée de la diva du jazz et combattante
pour les droits civiques (1933-2003).
Tandis que Dee Beasnael, Texane d’ori-
gine ghanéenne, incarne Nina Simone ; Kim
Sullivan, né à Philadelphie, son père John ; et
Craig Blake, Britannique de parents jamaï-
cains, ses différents amants ; les « frenchies »
Laure Mathis et Elios Noël campent Muriel
Mazzanovich, la prof de piano de la petite
Nina, et son époux, Jean-Louis. Le dialogue
transatlantique métissé permet d’évoquer
frontalement « la conquête meurtrière du
Nouveau Continent par les différents empires
occidentaux à partir du XVe siècle, et ce faisant
une partie de l’histoire des Afro-Américains
dont les tragiques destinées sont étroitement
liées à la conquête du Nouveau Monde », expli-

que le metteur en scène.
Aucun pathos dans l’écri-
ture et le jeu. Les cicatrices
de Nina Simone – sa carrière
avortée de pianiste classi-
que, la maladie de son père,
la violence de son compa-
gnon, sa folle colère contre
la ségrégation – sont repré-
sentées avec distance et rete-
nue. Le spectacle, c réé à Lorient et
aujourd’hui à l’affiche du Théâtre des Quar-
tiers d’Ivry, se présente comme un pat-
chwork d’anecdotes signifiantes et de
réflexions vives. Nina se balade à travers le
temps, petite fille, star, puis artiste à bout de
souffle, réfugiée à la Barbade. Pas de chan-
sons en fond sonore (si ce n’est l’amorce d’un
ou deux refrains), mais une atmosphère
musicale prenante qui emprunte plus au
classique qu’au jazz.
Au gré de l’écriture de plateau, très docu-
mentée, les comédiens font ressortir la
colère de la communauté noire et amérin-
dienne contre le racisme des Blancs. La fic-
tion fusionne avec le réel quand l’actrice
incarnant Nina Simone (re)devient Dee
Beasnael, portant à son tour toute l’histoire
tragique des Afro-Américains – une magni-
fique interprétation. Le beau décor en clair-
obscur, une île-maison animée de quelques
projections, ajoute une touche d’onirisme à
l’ensemble. L’osmose entre les excellents
comédiens d’horizons différents fait le reste.
L’âme ressuscitée de Nina la rebelle n’a pas
fini de nous hanter.n

THÉÂTRE
Le Silence et la Peur
de David Geselson
au Théâtre des Quartiers
d’Ivry (01 43 90 11 11),
jusqu’au 8 mars,
puis en tournée.
A Paris, au théâtre de la
Bastille, du 20 au 29 avril.

L’America, l’America


Isabelle Lesniak
@IsabelleLesniak

Dans « America, Ame-
rica », Elia Kazan contait
avec un lyrisme rarement égalé le parcours
de Stavros, u n jeune Grec d’Anatolie embar-
quant vers l’Amérique à la fin du XIXe siècl e
pour se soustraire à l’o ppression des Turcs
musulmans. Sans doute Michel Moutot
avait-il cette référence en tête, parmi tant
d’autres qui l’ont inspiré dans ses abondan-
tes recherches, lorsqu’il écrivait « L’A me-
rica ». Chez le reporter de l’Agence France-
Presse, ex-correspondant à New York et
lauréat du prix Albert-Londres, Stavros se
prénomme Vittorio. Paisible pêcheur sans
le sou, il est contraint de quitter son île
natale de Marettimo, au large de la Sicile,
pour échapper à la Mafia, à la suite d’un
concours de circonstances particulière-
ment fâcheux. Il a, en légitime défense, tué
le fils du parrain local venu le punir d’avoir
séduit sa sœur, Ana Fontarossa. Malgré un
amour plus que partagé avec la belle, Vitto
n’a d’autre choix que de sauter dans le pre-
mier transatlantique, en espérant mettre le
plus de distance possible entre lui et ses
ennemis, dont l’influence s’exerce bien au-
delà de la péninsule italienne.
De Naples à New York, puis à La Nouvelle-
Orléans, à San Francisco et à Monterrey,
« L’America » raconte le destin ô combien
rocambolesque de Vittorio Bevilacqua (le
« buveur d’eau »), rebaptisé Victor Walter
par un f onctionnaire de l’immigration amé-

ricaine, « pêcheur sicilien en
fuite, meurtrier en cavale,
amoureux d’une femme
qu’il est persuadé ne jamais
revoir, futur père sans le
savoir, fils et frère de femmes tuées par sa
faute ». L’ouvrage suit également les tentati-
ves d’Ana, désormais mère d’une p etite G iu-
lia, pour retrouver le père de son enfant
malgré l a surveillance de la Mano N era, tou-
jours avide de vengeance. En ce tout début
du XXe sièc le, le nouveau monde qui se bâtit
dans l’espérance et la souffrance offrira-t-il
une deuxième chance aux Roméo et
Juliette siciliens?

Sens du récit
Après avoir décrit l’édification des tours de
New York par des Mohawks réputés insen-
sibles au vertige (« Ciel d’acier »), puis
l’extraordinaire ruée vers l’Ouest de balei-
niers de Nantucket partis chercher fortune
dans une San Francisco en pleine expan-
sion (« Sequoias »), Michel Moutot pour-
suit son exploration de l’Amérique avec un
sens du récit intact. « L’America » est non
seulement un palpitant roman d’aventures
et d’amour, mais aussi un livre d’histoire
particulièrement bien documenté, où l’on
croise, entre autres personnages, un Jack
London p lus vrai que n ature. L a description
de La Nouvelle-Orléans, fille facile du Sud
sujette à tous les excès, est particulièrement
instructive, comme celle de la quête de l’or
rose, le fameux saumon de l’Alaska. Un
nouveau prix de lecteurs en perspective ?n

ROMAN FRANÇAIS
L’America
de Michel Moutot
Seuil, 432 pages, 21 euros.

LE POINT
DE VUE


de François Brunet
et Patrice Gassenbach


L’ Europe et le mythe des


champions industriels


L


es ministres de l’Economie de
quatre pays membres impor-
tants de l’Union européenne
(France, Allemagne, Pologne, Italie)
viennent d’écrire à Mme Vestager , com-
missaire européen à la Concurrence,
pour demander une réforme profonde
des règles de la concurrence en Europe.
Si l’on comprend bien leurs demandes,
il s’agirait de faciliter la création de
« champions européens », même lors-
que les opérations de fusions-acquisi-
tions en cause soulèvent des problèmes
de concurrence.
Pour cela, on devrait désormais
mieux prendre en compte la concur-
rence d’opérateurs étrangers bénéfi-
ciant de marchés protégés et de fortes
subventions étatiques (très souvent chi-
nois, comme dans Siemens-Alstom) ;
définir les marchés pertinents de
manière plus réaliste (pour en dévelop-
per l'étendue et réduire d’autant les parts
de marché des acteurs) ; donner plus de
place à l’analyse des gains d’efficacité
comme élément de nature à compenser
les effets restrictifs de concurrence ; et
tenir compte de l’impact de l’opération
en cause sur la compétitivité de la filière.
L’idée est ancienne. Avancée par la
France à plusieurs reprises, cette pro-
position a toutefois été systématique-
ment rejetée par nos partenaires euro-
péens. Les circonstances e t les
équilibres politiques ont-ils cette fois-ci
évolué au point de ressusciter cette
vieille obsession française?
Nous ne le pensons pas.
Dans leur lettre à Mme Ves tager, les
ministres eux-mêmes ne parlent que de
réécrire les lignes directrices de la Com-
mission européenne. Or, leur proposi-


montable. En effet, dans cette même let-
tre, ces ministres demandent également
à la Commission la plus grande rigueur à
l’égard des géants américains du numé-
rique, pour prévenir toute distorsion de
concurrence qui soit irréversible. Com-
ment, dans une Union européenne fon-
dée sur la règle de droit, peut-on exiger
de la Commission qu'elle soit tout à la
fois stricte à l’égard des Gafa nord-améri-
cains et souple en ce qui concerne les
champions industriels européens?
Faut-il pour autant abandonner toute
ambition industrielle en Europe? Nous
ne le pensons pas. Plutôt qu’une réforme
qui ne se concrétiserait que dans cinq ou
dix ans, il est important de doter mainte-
nant les instances européennes de
moyens financiers substantiels au ser-
vice de nos industries.
Le budget total de l’Union e uropéenne
est aujourd’hui ridiculement faible pour
faire face aux enjeux qu’elle affronte. Le
projet de budget du programme pour
une Europe numérique s’élève à 9,2 mil-
liards d’euros pour sept années! De
même, dans son annonce de plan pour le
numérique effectuée la semaine der-
nière, la Commission ambitionne
d’investir seulement 15 milliards dans le
pôle numérique, industrie et espace. Et,
pour l’« Airbus de la batterie », la Com-
mission ne disposerait que de 3,2 mil-
liards d’euros. Ces montants ne sont pas
à la hauteur des enjeux.

Franç ois Brunet est avocat au
barreau de Paris (Hogan Lovells) et
président de la commission de travail
sur la concurrence d’ICC France.
Patrice Gassenbach est avocat
au barreau de Paris.

tion de fond – la prévalence de la politi-
que industrielle sur la politique de
concurrence – ne pourrait probable-
ment être mise en œuvre qu’après une
réforme d'envergure des traités et du
règlement sur les concentrations,
laquelle n’est pas à l’ordre du jour.
Présenter la politique de concur-
rence comme un obstacle à une politi-
que industrielle va à l’encontre des tra-
vaux de recherche les plus récents.
Ainsi, de nombreux économistes esti-
ment désormais que la politique euro-
péenne de la concurrence a été un fac-
teur clé du dynamisme de l’économie
européenne au cours des vingt derniè-
res années.

Certains considèrent même que le
« relâchement » de la politique de con-
currence aux Etats-Unis au cours des
quinze dernières années a favorisé un
niveau de concentration excessive dans
de nombreuses industries, qui expli-
querait la médiocrité récente de la per-
formance économique en Amérique
du Nord.
Enfin, les demandes formulées par
ces quatre ministres de l’Economie por-
tent une contradiction difficilement sur-

Comment exiger
de la Commission
qu'elle soit tout à la fois
stricte à l'égard des Gafa
nord-américains
et souple en ce qui
concerne les champions
industriels européens?

LE POINT
DE VUE


de Chloé Morin


Pour en finir avec


la fiction de l’agribashing


D


epuis quelques mois, le vocabu-
laire français compte un néolo-
gisme de plus : « agribashing ».
Poussé par le syndicat agricole FNSEA,
puis opportunément endossé par un
pouvoir exécutif – et notamment le
ministre de l’Agriculture, Didier
Guillaume – soucieux de démentir les
accusations de « président des v illes » et
de déconnexion vis-à-vis du monde
rural, ce slogan s’est généralisé notam-
ment à l’o ccasion de la montée de cen-
taines de tracteurs dans la capitale à
l’automne 2019, pour témoigner de la
détresse des agriculteurs. Désormais,
plus personne ne semble contester que
la détestation des agriculteurs est un
fléau majeur, et pas un seul responsable
politique n’oublie de dénoncer cette
prétendue détestation dès qu’il en a
l’occasion.
Au fil des articles de presse, experts et
commentateurs convoquent des exem-
ples n’ayant rien à voir les uns avec les
autres pour venir nourrir et accréditer ce
récit : ici, on parle d’actions chocs de
groupuscules militants contre la souf-
france animale ; là, de tracteurs ou de
production volés ; ici encore, de dégra-
dations, de tentatives d’intimidation...
Tout cela crée, certes, un climat d’autant
plus pesant que nombre d’agriculteurs
peinent déjà à vivre de leur activité. Cela
nourrit, sans doute, le sentiment d’être
« mal aimés » par ceux qu’ils nourrissent



  • à perte, en plus. Mais peut-on pour
    autant parler d’« agribashing » généra-
    lisé et systématique?
    En réalité, 88 % des Français ont une
    bonne image des agriculteurs. Selon
    Franceinfo, s’appuyant sur un sondage
    Odoxa, « 80 % des personnes interrogées
    estiment qu’Emmanuel Macron ne sou-


mode de consommation et de produc-
tion a limentaire. Chacun s e voit sommé
de soutenir les victimes désignées, il
faut choisir son camp : vous êtes pour,
sans critique possible, ou contre les
agriculteurs. La nuance n’est plus per-
mise. L’exigence e xprimée à l’égard d ’un
modèle économique qui doit changer
de paradigme – produire une alimenta-
tion locale, de qualité, respectueuse de
l’environnement et rémunératrice pour
les exploitants – est caricaturée comme
une trahison, celle de ces milliers d ’agri-
culteurs qui souffrent voire se suicident
au travail.
Finalement, le pire est peut-être que
l’agribashing ne sert même pas
l’immense majorité des agriculteurs. C e
slogan-éteignoir sert uniquement les
partisans du statu quo, ceux qui ont
intérêt à ne rien changer, les quelques
grands exploitants qui sont démesuré-
ment avantagés p ar le système a ctuel de
financement de la PAC.
Or, l’immense majorité des paysans
qui meurent en silence méritent mieux
que le statu quo : ils méritent d’être
accompagnés vers un modèle plus
durable, plus conforme aux attentes
nouvelles des consommateurs – une
nourriture respectueuse d e la santé, d es
animaux, de l’environnement, de nos
traditions aussi.
Cela suppose d’ouvrir le débat, pas
de jeter des anathèmes. D’exprimer
une forme d’exigence e t de tenir un dis-
cours de vérité. Pas d’éteindre toute
discussion à l’aide d’une stratégie de
victimisation.

Chloé Morin est directrice
de l’observatoire de l’opinion
à la Fondation Jean-Jaurès.

tient pas assez les agriculteurs. 9 Fran-
çais sur 10 qualifient les agriculteurs
d’“utiles” et “c ourageux”, ou encore de
“passionnés” pour 87 % des sondés.
Parmi les autres adjectifs utilisés, on
trouve aussi “sympathiques” (77 %) et
“proches des gens” (70 %) ». Il faut le dire,
nommer les choses pour ce qu’e lles
sont : l’agribashing est un slogan, une
campagne de communication jouant
du ressort de la victimisation afin
d’étouffer tout débat sur l’avenir de
notre modèle agricole, d’éteindre toute
contestation vis-à-vis des méthodes
employées par certains agriculteurs


  • en particulier l’usage de pesticides.


Désormais, lorsque vous militez
contre la souffrance animale, vous être
un affreux « agribasher ». Lorsque vous
militez pour la suppression des pestici-
des : « agribasher! ». Ce slogan est
devenu un formidable outil de disquali-
fication de tous c eux qui aspirent pacifi-
quement – mettons de côté la poignée
de personnes ultra, de radicaux, de vio-
lents dont les comportements sont évi-
demment inacceptables – à participer à
ce débat pourtant essentiel, fondamen-
tal, qu’est le débat sur l’avenir de notre

L’agribashing
est un slogan jouant
du ressort
de la victimisation
afin d’étouffer
tout débat sur l’avenir
de notre modèle
agricole.

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