Les Echos - 02.03.2020

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12 // IDEES & DEBATS Lundi 2 mars 2020 Les Echos


sciences


SANTÉ// La biologie du vieillissement est une discipline en plein essor. Objectif : non pas
tant repousser l’âge de la mort que permettre aux personnes âgées de rester en bonne santé.
C’est le combat de la « sénothérapie » et il pourrait bien déboucher sur une victoire.

Finira-t-on un jour par mourir en bonne santé?


les maladies neurodégénératives comme
Alzheimer ou Parkinson – pourraient, p our
la plupart d’entre elles, avoir une cause
commune, résidant précisément dans cette
inflammation chronique liée à l’accumula-
tion de cellules sénescentes. Cette hypo-
thèse a considérablement gagné en crédibi-
lité en 2016, date de la publication, dans
« Nature », d’une étude phare de la Mayo
Clinic sur des souris, présentée comme un
tournant majeur par Eric Gilson.
Dans cette expérience, les chercheurs
américains ont génétiquement modifié les
rongeurs afin d’« épurer » leur organisme
de toute cellule sénescente. Pour ce faire, ils
ont détourné l’action d’un gène (le gène p16)
qui ne s’exprime dans la cellule qu’une fois
celle-ci entrée en sénescence : le gène p
ainsi trafiqué déclenchait son « suicide »,
cette autodestruction cellulaire étant con-
nue en biologie sous le nom d’apoptose.
Résultat : si les rongeurs ont vu leur espé-
rance de vie progresser sensiblement (de
l’ordre de 30 %), ils ont surtout vécu cette
plus longue durée de vie, y compris à la fin,

en bien meilleure santé que leurs sembla-
bles non génétiquement modifiés. « L’étude
de la Mayo Clinic, qui a constitué l’aboutisse-
ment de beaucoup de recherches, a apporté
pour la première fois la preuve, sur un modèle
animal, qu’il était possible en agissant sur les
cellules sénescentes de diminuer la préva-
lence des maladies liées au vieillissement »,
commente Eric Gilson.
Depuis, nombre de travaux ont été enga-
gés pour tenter de transposer ce résultat à
l’homme. Différentes stratégies sont à
l’étude. Certaines consistent à essayer de
mettre au point des molécules sénolyti-
ques qui élimineraient les cellules sénes-
centes – un équivalent chimique de la
manipulation génétique exposée dans
« Nature », en quelque sorte. D’autres
ciblent le système immunitaire : l’idée est
de le doper pour le rendre plus efficace
plus longtemps dans son action de gar-
diennage-nettoyage des cellules sénescen-
tes. C’est la voie choisie à Nice par Eric Gil-
son et son équipe, qui sont en train de faire
breveter les fruits de leurs recherches. n

Les nonagénaires souffrent en moyenne de 5 à 8 pathologies liées au vieillissement. P hoto Istock

Les chiffres clés


Il y a une trentaine
d’années, en France,
les hommes mouraient
en moyenne à 73 ans,
les femmes à 80 :
aujourd’hui,
les espérances de vie
des deux sexes sont,
respectivement,
de 79 ,5 et 85 ,3 ans.
Conséquence directe :
notre pays compte
àl’heure
actuelle quelque
21.000 centenaires
(parmi eux, 8 fois plus de
femmes que d’hommes),
et on en prévoit 165.
en 2050 ; à cette date,
le nombre des plus de
80 ans sera, lui, multiplié
par 10.

Yann Verdo
@verdoyann

L


’esp érance de vie augmente, la popu-
lation vieillit (lire les chiffres ci-
contre). Mais « faire de vieux os »
est-il nécessairement un bienfait? Tout
dépend de l’état de santé dans lequel on
aborde le grand âge. Or, de ce côté, l es statisti-
ques s’obstinent à rester mauvaises. Les
nonagénaires souffrent en moyenne de 5 à
8 pathologies liées au vieillissement. Et cette
situation ne connaît pas d’embellie : malgré
les progrès de l’hygiène et de la médecine qui
ont fait s’envoler l’espérance de vie dans les
pays développés, cet autre indicateur que les
statisticiens nomment « l’espérance de vie
sans incapacité », lui, stagne désespérément,
autour de 64 ans (63,4 ans pour les hommes
et 64,5 pour les femmes).
Toutefois, ce curseur-là, lui aussi, pour-
rait se mettre à bouger. Dans cet espoir
réside l’explication des sommes massives
injectées par la Big Pharma dans un
domaine de recherche ayant depuis quel-
ques années le vent en poupe, la sénothéra-
pie. « Ce secteur constitue le fer de lance de la
biologie du vieillissement et explique son
essor récent », confirme l’un des chercheurs
français les plus en vue dans cette disci-
pline, le professeur de biologie cellulaire à la
faculté de médecine de Nice Eric Gilson, qui
s’est vu remettre, le 10 décembre dernier, le
Grand Prix Inserm 2019 pour l’ensemble de
sa carrière.
Appliqué aux milliers de milliards de cel-
lules somatiques dont se compose le corps
humain, le terme de sénescence, qui vient
du latin senex (« vieil homme », ou « grand
âge ») et a donné naissance au néologisme
sénothérapie, a un sens bien précis : on dit
que ces cellules entrent en sénescence lors-
que, ayant accumulé un grand nombre de
stress au cours de leur vie, elles ne peuvent
plus se renouveler et voient leurs fonctions
se dégrader rapidement, « comme si elles
vieillissaient en accéléré », indique Eric Gil-
son. La sénescence survient au bout d’une
cinquantaine de divisions cellulaires.

L’acteur clé de ce compte à rebours : le
télomère, l’extrémité de chacun de nos
46 c hromosomes. « A chaque fois q u’une c el-
lule somatique se divise, son ADN téloméri-
que raccourcit. Ce raccourcissement progres-
sif constitue la seule horloge biologique
connue qui soit programmée, dès notre nais-
sance, pour faire vieillir nos cellules et par
conséquent tout l’organisme », explique le
chercheur niçois, qui a consacré sa vie pro-
fessionnelle à étudier ce phénomène.

Cellules « natural killer »
Se s télomères une fois totalement racornis,
réduits à peau de chagrin, la cellule entre
donc en sénescence. Elle ne meurt pas pour
autant, et c’est même là tout le problème.
Car, en continuant ainsi à se survivre à elle-
même, la cellule sénescente dégrade son
environnement immédiat, provoquant
dans les tissus qui l’entourent une inflam-
mation de faible intensité (dite « de bas
grade ») persistante, difficilement détecta-
ble mais pas sans conséquence. Heureuse-
ment, le système immunitaire est là pour
faire le ménage : l’un de ses bataillons de
lymphocytes, les cellules NK (de l’anglais
«natural killer»), identifient les cellules
sénescentes et les détruisent avant qu’elles
ne s’accumulent dangereusement. Pro-
blème : le système immunitaire est lui-
même sujet au vieillissement et, au fil des
années, il fonctionne de moins en moins
bien. C’est alors que, pour l’organisme, les
ennuis commencent...
Au cours des dernières années, l’idée a
émergé que les maladies liées au vieillisse-
ment – arthrose, certains cancers, diabète,
athérosclérose... mais aussi les AVC, voire

Problème : le système
immunitaire est lui-même
sujet au vieillissement.

o


LA PUBLICATION


Langage, musique...


et cerveau


L


’êtr e aimé vous fait un aveu qui sonne à vos
oreilles aussi mélodieusement que du
Mozart : votre hémisphère cérébral gauche
entre en ébullition ; resté seul, vous vous remettez
de cet émoi en écoutant votre sonate préférée de
Mozart : c’est votre hémisphère droit qui entre en
action. Les neuroscientifiques le savent : le cerveau
humain ne mobilise pas ses deux hémisphères de
façon équivalente lorsqu’il s’agit de comprendre
une phrase à l’oral ou de reconnaître une mélodie.
Mais, jusqu’à présent, les fondements neuronaux
de cette asymétrie de traitement étaient inconnus.
Une publication dans « Science » est venue
éclairer ce mystère. Les chercheurs ont soumis
une cinquantaine de participants à un examen
par IRM fonctionnelle tandis qu’ils écoutaient
100 enregistrements, composés de 10 phrases
chantées sur 10 airs mélodiques. Il a ainsi été
montré que l’activité du cortex auditif gauche
variait en fonction de la phrase énoncée mais
restait relativement stable d’une mélodie à l’autre,
et vice versa pour l’activité du cortex auditif droit.
Surtout, le protocole assez complexe mis en œuvre
dans l’expérience a permis de montrer pourquoi
les neurones du cortex auditif gauche sont
principalement réceptifs au langage et ceux du
cortex auditif droit à la musique : ils ne sont pas
sensibles au même type d’informations véhiculées
par les vibrations de l’air. Aux neurones gauches
le traitement de l’information temporelle, aux
neurones droits celui de l’information spectrale.
—Y. V.


B


ientôt un siècle que fut découverte
l’expansion de l’univers. Elle se manifeste
essentiellement par la proportionnalité entre
la « vitesse de récession » des galaxies (la vitesse avec
laquelle elles s’éloignent de nous) et leur
éloignement. Cette proportionnalité est exprimée
par la constante de Hubble-Lemaître. Celle-là
représente le taux actuel de cette expansion, sans
doute la grandeur la plus fondamentale de toute la
cosmologie. Il apparaît pourtant que la longue
histoire de cette constante n’est pas terminée. Dans
les années 1920, sa valeur fut tout d’abord établie aux
alentours de 500 (dans des unités cosmiques
appropriées) par ses deux découvreurs, Edwin
Hubble et Georges Lemaître. Quelques décennies
plus tard, il apparut que les données avaient été mal
interprétées et que de nouvelles mesures de distance
des galaxies étaient nécessaires. Mais de telles
mesures sont très délicates et les dernières
décennies du XXe siècle ont vu s’affronter deux
écoles en contradiction : celle de l’Américain Allan
Sandage défendait une valeur voisine de 50 ; celle
de Gérard de Vaucouleurs, astronome américain
d’origine française, soutenant le double. Il fallut
attendre le télescope spatial Hubble qui, permettant
d’estimer plus directement (par la méthode
des céphéides) les éloignements de galaxies
très distantes, fournit la valeur 70 avec une précision
annoncée de l’ordre de 10 %. Mais une nouvelle
tension – certains n’hésitent pas à parler de crise



  • est apparue ces dernières années car différentes
    méthodes donnent aujourd’hui des résultats
    incompatibles. Tandis que les analyses du fond
    diffus cosmologique par le satellite Planck suggèrent
    une valeur voisine de 67, d’autres mesures à partir
    de galaxies plus proches donnent 72. Ce désaccord
    tourmente les cosmologues, car il surpasse le niveau
    d’incertitudes annoncées, et ses raisons ne sont pas
    encore comprises. Peut-être sont-elles assez
    simples : notre description de l’univers, notre
    modèle cosmologique, consiste en une
    approximation simplifiée de l’espace-temps réel, qui
    néglige certaines implications des inhomogénéités
    de la matière cosmique. Trop simplifiée?


Marc Lachièze-Rey astrophysicien et
cosmologue, est directeur de recherche au CNRS.


LA
CHRONIQUE
de Marc Lachièze-Rey


Tension


cosmologique


vieillissent pas. Contrairement à tou-
tes les autres cellules somatiques
(exception faite de celles du cœur),
les neurones ne se renouvellent pas
par divisions successives. Ils com-
pensent cette faiblesse par une
grande robustesse : on estime leur
espérance de vie théorique à 140-
150 ans! Comment concilier cet état
de fait avec l’idée que le cerveau non
seulement vieillit, mais est même
l’organe qui c onditionne le plus notre
vieillissement global? Par un phéno-
mène qui est un peu aux neurones ce
que la sénescence est aux autres cel-
lules somatiques : le processus de
souffrance neuronale ou « dying
back » (« mort en arrière »).

Pa r « pièces détachées »
Dans un neurone vieillissant, les pre-
miers signes de décrépitude se mani-
festent à l’extrémité des longs axones
qui le relient aux autres neurones : le
nombre de ses connexions synapti-
ques avec ses voisins diminue. Des
terminaisons que sont les synapses,
le processus de dégradation
« remonte » ensuite aux axones eux-

mêmes, puis, de là, au corps cellu-
laire du neurone (d’où le nom de
« dying back »). Si le vieillissement
normal du cerveau n’entraîne pas (ou
peu) de pertes neuronales, il y a donc
bien des pertes synaptiques. A cela
s’ajoutent des pertes de substance
blanche composée des axones dans
leur gaine de myéline : le câblage
entre les différentes régions du cer-
veau fond avec l’âge.
Mais ces pertes ne surviennent
pas de façon uniforme dans tout
l’encéphale. « Le vieillissement du cer-
veau se fait de façon différentielle d’une
région à l’autre, par “pièces déta-
chées” », explique Yves Agid. Et, selon
la zone touchée, cette moins bonne
connectivité aura des conséquences
différentes sur le comportement de
l’individu, faisant apparaître telle ou
telle facette de ce que le neurologue
appelle un « comportement de
vieux ». Comme le fait de se pencher
en avant, ou de marcher à petits pas,
ou de descendre très lentement
l’escalier, si ce sont les centres régis-
sant la marche et l’équilibre qui sont
le plus touchés. n

Vieillir : c’est dans le cerveau que ça se passe


Et si l’on avait l’âge, non pas de ses
artères, mais de ses neurones ?....
C’est la thèse défendue par le neuro-
logue et biologiste cellulaire Yves
Agid dans son dernier ouvrage, « Je
m’amuse à vieillir » (Odile Jacob, jan-
vier 2020), significativement sous-ti-
tré « Le cerveau, maître du temps ».
« Le message central de mon livre, c’est
que le vieillissement d’un individu
dépend bien moins du vieillissement
de ses organes que de celui de son cer-
veau », commente l’auteur. Qui com-
mence par tordre le cou à une idée
reçue : non, il n’est pas vrai que nous
nous mettons à perdre des centaines
ou des milliers de neurones chaque
jour passé la cinquantaine... En fait,
dans le vieillissement normal (il en
va autrement avec les maladies neu-
rodégénératives), ces pertes neuro-
nales sont extrêmement limitées. Ce
qui ne veut pas d ire q ue les neurones,
et le cerveau dans son ensemble, ne

No n seulement le cerveau
vieillit mais il est même
l’organe qui conditionne le plus
notre vieillissement global.

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