Les Echos - 02.03.2020

(nextflipdebug2) #1
Véronique Le Billon
@VLeBillon
— Bureau de New York

Une régulation trop favorable aux
entreprises nuit au consommateur.
Mais elle nuit aussi aux entreprises
elles-mêmes. C’est l’une des leçons
que viennent de démontrer plu-
sieurs grandes entreprises améri-
caines à l’o ccasion de la publication
de leurs résultats annuels. Fin jan-
vier, Boeing a annoncé avoir enre-
gistré l’an dernier la première perte
de son histoire. Les deux accidents
de ses 737 MAX, qui ont coûté la vie
à 346 personnes, ont déjà des réper-
cussions qui se mesurent en mil-
liards de dollars pour le construc-
teur aéronautique.
Le cigarettier Altria, qui avait
investi 12 milliards de dollars pour
acheter 35 % de Juul fin 2018, vient
de son côté de déprécier sa partici-
pation à hauteur de 4,1 milliards de
dollars, suite aux déboires du spé-
cialiste de la cigarette électronique,
accusé d’avoir ciblé et incité les jeu-
nes à « juuler ». Le cigarettier avait
déjà inscrit une charge de 4,5 mil-
liards de dollars en octobre pour
couvrir les risques financiers liés à
la multiplication des contentieux.
Facebook, enfin, a vu ses profits
fondre de 16 % l’an dernier alors q ue
son chiffre d’affaires progressait de

27 %. Pour améliorer ses pratiques
de respect de la vie privée, il est
contraint de lourdement dépenser,
et a écopé l’an dernier d’une
amende de 5 milliards de dollars
pour avoir insuffisamment protégé
les données de ses utilisateurs.
Dans les trois cas, ces géants ont
en commun d’avoir pris à la légère
la régulation. Des mois de révéla-
tions médiatiques sur les pratiques
de Boeing montrent une proximité
trop grande avec la Federal Avia-
tion Administration (FAA). Juul a
vendu ses produits à la nicotine
sous le regard peu sévère de la Food
and Drug Administration (FDA). Et
Facebook a pris l’habitude de ne
plier que sous la pression.
Les entreprises finissent pour-
tant par saisir le risque. Tandis que
le PDG de Boeing, Dennis Mui-
lenburg, était finalement bouté
hors de l’entreprise, la première
décision de son successeur, David L.
Calhoun, a été d’appeler la FAA – et
de le faire savoir. Le patron de Juul a
lui aussi été débarqué et remplacé
par un dirigeant d’Altria, plus a u fait
des méandres de la régulation du
tabac. Il doit maintenant présenter
des mètres linéaires de réponses
aux questions de la FDA pour espé-
rer vendre à nouveau ses produits.
Au-delà du coût financier direct,
les entreprises subissent aussi une

perte de souveraineté. Face à la
crise de Boeing, les Européens ont
indiqué qu’ils mèneraient des pro-
cédures d’homologation indépen-
dantes de leur collègue américain
pour certifier les futurs modèles
d’avion. De quoi renchérir les coûts
et les délais pour l’avionneur améri-
cain. « La régulation devient trans-
frontalière : c’est grâce aux Etats-
Unis que Volkswagen [qui trichait
sur les émissions polluantes,
NDLR] aura été contrôlé, et c’est
grâce aux Européens qu’on va régu-
ler les entreprises américaines du
numérique », constate ainsi Tho-
mas Philippon, professeur à l’uni-
versité de New York.
Pour la cigarette électronique, le
laisser-faire de Washington a
poussé à une régulation « en taches
de léopard ». Constatant l’inaction
du pouvoir fédéral, des Etats ont é té
incités à légiférer, créant une
mosaïque de réglementations sur
l’âge, les canaux de distribution ou
les produits autorisés. Un maquis
qui limite sérieusement pour les
entreprises l’intérêt d’avoir un
grand marché unifié.
Quand le fédéral ou l’autorité
régulent moins, les collectivités
n’hésitent pas non plus à attaquer
en justice. Car ce sont souvent elles


  • des municipalités aux écoles en
    passant par les h ôpitaux – qui subis-


sent les effets des défauts de régula-
tion sur leurs administrés... et leurs
finances. Facebook va ainsi payer
550 millions de dollars à l’Etat de
l’Illinois, qui l’accusait d’avoir
recueilli illégalement des données
biométriques pour « identifier des
visages », en violation d’une régle-
mentation locale.
Le risque pour les entreprises est
que cela mène à une culture du pro-
cès pour « nuisance publique »
contre les entreprises. Dans le cas
des cigarettes électroniques, c’est le
motif le plus souvent retenu par les
écoles qui attaquent en masse Juul.
Le procès contre Exxon, accusé
d’avoir trompé les investisseurs sur
l’impact de ses activités sur le cli-
mat, a fait pschitt. Mais de nom-
breuses collectivités – Rhode
Island, Hawaï... – déposent plainte
pour « nuisance publique ».
Les entreprises pourraient faire
le choix d’une régulation moins
ambitieuse mais unifiée. « La pire
issue serait une loi fédérale faible qui
n’autorise pas d es procédures privées
et qui reléguerait au second plan des
lois locales, même si c’est cela que
l’industrie souhaite », a réagi un avo-
cat des plaignants de l’Illinois après
la sanction infligée à Facebook. La
plupart des entreprises assurent
d’ailleurs vouloir être régulées. La
question reste celle du curseur.n

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


De Boeing à Facebook


en passant par Juul,


les résultats 2019 des


groupes américains


ont montré qu’un


défaut de régulation


peut leur coûter cher.


Au-delà du coût


financier direct, le


risque est celui d’une


régulation fragmen-


tée ou d’une perte


de souveraineté.


Les entreprises


pourraient faire le


choix d’une régula-


tion moins ambi-


tieuse mais unifiée.


Etats-Unis : quand trop peu de régulation


tue le business


Hervé Pinel pour «Les Echos»

D


Les points à retenir



  • Une régulation trop
    éparse ou trop laxiste
    ne fait pas forcément les
    affaires des entreprises.

  • Plusieurs groupes
    américains, tels que Juul,
    Facebook ou encore Boeing,
    sont en train d’en payer le prix
    suite à différentes polémiques
    ou scandales.

  • Quand l’Etat fédéral régule
    moins, les pouvoirs locaux
    n’hésitent pas à attaquer
    en justice, ce qui peut coûter
    cher aux entreprises.

  • Ces dernières
    assurent d’ailleurs vouloir
    être davantage régulées,
    mais jusqu’à quel point?


LE
COMMENTAIRE


de Cécile Philippe


Pas de travail compétitif sans retraites compétitives


C


onnu s ous le nom de
« Doing Business », le rap-
port annuel de la Banque
mondiale classe 190 pays en fonc-
tion de la facilité qu’il y a d’y faire
des affaires. Le fonctionnement
du marché du travail jouait à l’ori-
gine un rôle crucial dans cet indi-
cateur. Or, sur ce plan, et en dépit
des réformes engagées au début
du quinquennat d’Emmanuel
Macron, la France occupe encore
et t oujours l a dernière p lace p armi
les pays de l’Union européenne.
Cette réalité mériterait d’être prise
en compte dans le cadre de la con-
férence de financement sur les
retraites.
La régulation du marché du tra-
vail figure depuis l’origine dans
l’indicateur « Doing Business ».
Cependant depuis 2012, sous pres-
sion de pays très mal classés
comme la France, elle n’entre plus

dans le classement final. Comme
le souligne le créateur de l’indica-
teur, Siméon Djankov, cette exclu-
sion est injustifiable. Le marché
du travail devrait, selon lui, être
réintégré par la Banque mondiale
dans le classement. En attendant,
le Lithuanian Free Market Insti-
tute (LFMI) a repris le flambeau
depuis 2017, en publiant l’Indice
de flexibilité de l’emploi avec les
données de la Banque mondiale.
Dans sa 3e édit ion, la France conti-
nue d’occuper la dernière place
parmi les 41 pays qui y figurent, en
dépit des réformes récentes.
Le taux de chômage en France
n’est effectivement p lus passé sous
la barre des 4,5 % de la population
active depuis 1978. Il atteint
aujourd’hui 8,1 %. Si ce niveau est
le plus faible depuis dix ans, nous
faisons pâle figure vis-à-vis de nos
voisins européens car notre mar-

43 %. Cet effort doit être souligné,
mais demeure modeste par rap-
port au reste de l’Union euro-
péenne et aux enjeux français, si
bien que les résultats n’o nt pas été
spectaculaires. Dans le même
temps, les contrats courts sont
sanctionnés (taxe forfaitaire
depuis 2 020 et b onus/malus prévu
d’ici à 2021). Cela ne va pas favori-
ser l’emploi dans le secteur des
services, principal créateur
d’emplois en France.
S’il n’a pas été possible de dimi-
nuer davantage les charges socia-
les, certains proposent d’augmen-
ter les cotisations vieillesse dans le
cadre de la conférence de finance-
ment des retraites. Outre le fait
que les charges sociales atteignent
toujours des seuils record, il y a
une aberration à vouloir a ctionner
ce levier nuisant à l’employabilité.
Notre système d e retraite dépend à

98 % de la répartition et ce remède
risque d’être pire que le mal.
En revanche, envisager l’amé-
lioration du r endement des c otisa-
tions serait une réforme à la fois
universelle et progressiste. Plutôt
que de flécher l’essentiel des coti-
sations vers la répartition, on
pourrait envisager de développer
les capitalisations collectives.
L’expérience de l’ERAFP (Etablis-
sement de retraite additionnelle
de la fonction publique) montre
que placer les c otisations v ieillesse
permet d’augmenter les retraites
en limitant le recours à la fiscalité.
Voilà une réforme qui pourrait
faire d’une pierre deux coups pour
améliorer le sort de tous les Fran-
çais et incidemment notre place
dans l’indice de flexibilité.

Céc ile Philippe est présidente
de l’Institut économique Molinari.

ché du travail reste encombré par
de nombreuses rigidités, en parti-
culier un poids des charges socia-
les qui surpasse tout ce qui existe
au sein de l’Union européenne.

Le président Macron a fait du
poids des charges sociales sa prio-
rité au début de son mandat. Les
charges patronales ont ainsi
baissé significativement de 49 % à

Outre le fait
que les charges
sociales atteignent
toujours des seuils
record, il y a
une aberration à
vouloir actionner
ce levier nuisant
à l’employabilité.

Les Echos Lundi 2 mars 2020 // 09


idées&débats

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