Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

2 u Libération Jeudi^20 Février 2020


S


ept semaines. Sept semaines
que les avocats de France, des
petits barreaux de province
jusqu’au plus grand, celui de Paris
et ses 30 000 membres, se mobili-
sent sans relâche. Sept semaines
que cette profession libérale régle-
mentée, pourtant peu coutumière
des manifestations, rivalise d’ingé-
niosité, échangeant sur des groupes
WhatsApp par dizaines pour varier
ses modes d’action contre la ré-
forme des retraites, en ce moment

débattue à l’Assemblée nationale, et
qui entraînerait la fin de son régime
autonome. Il y a eu ce premier jeter
de robes à Caen, le 8 janvier, devant
la garde des Sceaux en visite (lire
page 4). Un geste fort, quand on sait
l’attachement des avocats à leurs to-
ges noires, et abondamment repro-
duit. Ces actions de «défense mas-
sive» en comparutions immédiates.
Ces demandes groupées de remise
en liberté. Ces codes civils ou pé-
naux brûlés. Ce clip détournant le
tube Balance ton quoi d’Angèle. Et
même cette liste, constituée exclusi-
vement d’une soixantaine d’avo-
cats, déposée mardi à Dijon pour les
municipales afin de sensibiliser

l’opinion publique... Autant de for-
mes de contestation, parfois décri-
ées, que de barreaux. Mais une
même ferveur.

«Union inédite»
Lundi, le Conseil national des bar-
reaux (CNB), qui représente
les 70 000 avocats du territoire, a
appelé à la poursuite du mouve-
ment, aucun accord n’ayant été
trouvé avec la chancellerie. Une ma-
jorité de barreaux a opté pour la
grève dure, alors qu’une nouvelle
journée de mobilisation interpro-
fessionnelle aura lieu ce jeudi.
«Cette grève est historique car c’est
la première fois que l’ensemble

des 164 barreaux la vote», souligne
auprès de Libération le nouveau bâ-
tonnier de Paris, Olivier Cousi, qui
ferraille aux côtés de Christiane Fé-
ral-Schuhl, présidente du CNB, et
d’Hélène Fontaine, nouvelle prési-
dente de la conférence des bâton-
niers – soit 163 barreaux pour
40 000 robes noires. «Cette grève a
aussi permis de mettre en lumière un
barreau dont on ne parle jamais, se
réjouit Christiane Féral-Schuhl, in-
fatigable ouvrière de la fronde. Celui
des avocats de proximité, qui tra-
vaillent dans des conditions diffici-
les, pouvant faire trois heures de
route pour une audition, et tra-
vaillant au titre de l’aide juridiction-
nelle pour des indemnités souvent
sans rapport avec la quantité de tra-
vail requise.»
Avec la réforme, ce sont ces cabinets,
les plus proches des citoyens dému-
nis, qui disparaîtraient. «Les petits
revenus seront frappés de plein fouet
par l’augmentation des cotisations.
Cela peut être des jeunes qui démar-
rent, des plus âgés qui s’arrêtent, les
associés d’un cabinet qui se lance»,
met en garde Olivier Cousi.
«Le succès du gouvernement est
d’avoir créé cette union inédite de la

profession : au-delà des divers bar-
reaux, des sensibilités politiques, on
s’est tous retrouvés dans la rue et on
a tous compris pourquoi», com-
mente le pénaliste Eric Morain, qui
faisait partie du millier d’avocats pa-
risiens réunis la semaine dernière
en assemblée générale extraordi-
naire dans l’ancien palais de justice
de l’île de la Cité. Dans la capitale,
deux nouvelles journées de défense
massive sont prévues vendredi et
samedi. Car si les avocats s’opposent
à la réforme, c’est qu’ils craignent la
remise en cause de leur régime in-
dépendant et pérenne (lire page 5) :
«Depuis 1948, nous gérons notre pro-
pre caisse de manière autonome et
elle ne coûte pas un euro au contri-
buable. Nous contribuons même à
hauteur de 100 millions d’euros par
an à la solidarité nationale !» fait sa-
voir le bâtonnier Cousi. Dans le mi-
lieu, ils sont nombreux à rappeler
l’avis sévère – pointant des projec-
tions financières «lacunaires» – du
Conseil d’Etat, la plus haute juridic-
tion administrative française.
Du côté du ministère de la Justice,
on déplore que le mouvement «per-
turbe gravement le fonctionnement
des cours et des tribunaux», écrit

Par
Charles Delouche
et Chloé Pilorget-
Rezzouk

éditorial


Par
Laurent Joffrin

Colère


Le fait de brûler le code civil
en public, comme l’ont fait
­certains avocats en colère,
­choquera légitimement. L’auto-
dafé n’est guère civilisé et le
code est en principe un livre
­intouchable pour la profession.
Mais le geste en dit long sur le
mécontentement inédit qui tou-
che cette profession. La boîte
de Pandore de la réforme des

­retraites a suscité dans les
­barreaux de France l’une de ses
plaies les plus spectaculaires.
Les avocats, contrairement à ce
qu’on croit parfois, ne roulent
pas sur l’or. A côté des stars des
prétoires, d’une prospérité in-
discutable, une foule d’avocats,
plus jeunes ou plus modestes,
perçoivent une rémunération
très inférieure à ce que leurs
­diplômes leur procureraient
dans d’autres branches. Il y a
dans ce métier une grande part
de vocation – de sacerdoce? –
qui se paie d’un niveau de vie
souvent faible. A cela s’ajoute
une charge de travail souvent
très lourde, liée au fonctionne-
ment lent et laborieux d’une
­justice impécunieuse. Du coup,
la volonté de faire passer les
avocats sous la toise du régime
universel, qui est dans la logique

de la réforme, est vécue comme
une agression par cette corpora-
tion précieuse à tout justiciable.
Le sacrifice demandé est
­inférieur à ce que disent les
­protestataires (une hausse réelle
des contributions d’environ un
tiers en moyenne, et non un
doublement). Mais par l’effet
d’un complexe mécanisme, elle
touchera plus les avocats du bas
de l’échelle que les pontes des
­cabinets parisiens. Aux robins,
le gouvernement tient le lan-
gage inverse de Robin des Bois :
il prend aux pauvres pour don-
ner aux riches. Ce n’est pas
le moindre motif de colère pour
ces fantassins d’une justice
équitable. Nicole Belloubet, qui
n’est pas la plus habile des
­ministres, aura fort à faire
pour que son plaidoyer apaise
l’ire des plaignants. •

Événement


Analyse


Grève des avocats


L’exécutif devant


les barreaux


Alors que les robes noires étaient déjà en colère


contre les réformes judiciaires et en conflit avec leur


ministre, le projet de loi sur les retraites a déclenché


un mouvement de protestation sans précédent.


Manifestation des avocats le 20 janvier au palais de justice de Paris. Photo
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