Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi^20 Février 2020


«S


i vous doutez de ce que
vous pouvez mettre dans
votre vagin, demandez-
vous d’abord si vous pouvez le mettre
dans votre bouche.» Simple, jouissif,
émancipateur. Souvenir ému d’une
lecture adolescente, celui de Marie
Hermann. Cofondatrice des édi-
tions Hors d’atteinte, la maison qui
publie aujourd’hui une version en-
tièrement réactualisée de Notre
Corps, nous-mêmes, elle est une des
neuf auteures. A l’époque, sa mère
n’arrive pas à lui parler «de tout ça»,
alors elle met entre les mains de
Marie Hermann ce classique du fé-
minisme datant de 1977, écrit par et
pour les femmes. Le volume est déjà
une adaptation de l’original améri-
cain, publié pour la première fois
en 1973 par le Collectif de Boston
pour la santé des femmes, Our Bo-
dies, Ourselves. Un bouquin culte,
qu’on trouve encore dans certains
plannings familiaux. Dans la vie des
femmes, il fut souvent un tournant.
«Je commençais tout juste à prendre

conscience de mon corps, et le dis-
cours ambiant très normatif était
violent : l’âge de chaque transforma-
tion physique, des premiers rapports
sexuels, la manière dont cela devait
se passer, ce qu’il fallait dire, faire ou
pas, se souvient Marie Hermann.
Dans ce livre-là, je pouvais me proje-
ter, tant il y avait de voix différentes.
Personne ne me faisait sentir que je
n’étais pas normale, différente, ou
que j’avais mal fait les choses. Tout
était ouvert.»
Sa mère garde jalousement son
exemplaire. Alors Marie Hermann
s’en procure un d’occasion, le relit.
Il a vieilli. L’idée de le réactualiser
germe. Elle réunit ses copines, elles
parlent de règles, du rapport à leurs
mères... mais l’aventure tourne
court : les filles sont happées par
leurs études.
Plus tard, Marie Hermann fera une
fausse couche. Au traumatisme
s’ajoute le désarroi. Aucune amie
n’a vécu cette expérience. Elle ne
sait vers qui, vers quoi se tourner.
Internet est larmoyant, religieux ou
culpabilisateur. Il faudrait pleurer
beaucoup ou s’en remettre, et vite.

«Je n’avais rien qui me donne des
mots, un imaginaire pour surmon-
ter ça, me raccrocher.»

Groupes de parole
Il fallait réécrire Notre Corps, nous-
mêmes. Cette fois, l’idée chemine
dans les cortèges en pleine mobili-
sation contre la loi travail, et elle
prend. Sans doute ne mesuraient-
elles pas dans quelle entreprise
­périlleuse et fastidieuse elles s’em-
barquaient. Les premières réunions
débutent à l’hiver 2016, chaque
femme en invite d’autres, mue par
le souci de former un collectif le
plus hétérogène et représentatif
possible afin de s’adresser à toutes.
La blogueuse afro féministe Nana
Kinski, étudiante de 23 ans, rejoint
le projet. Elle apporte son regard sur
les sujets de construction du genre,
de racisme, de voile. Elle participe
en douce, «je viens d’une famille très
traditionnelle, centrée sur la reli-
gion. Le féminisme, c’est tabou à la
maison», dit-elle. L’expérience l’a
changée, «ce fut un apprentissage.
Le féminisme, pour moi, c’était
­Simone de Beauvoir, quelque chose

Idées/


Femme,


fabrique


ton corps


Une nouvelle version française du livre culte «Notre Corps,


nous-mêmes» vient de paraître. Ecrit par un collectif de femmes


d’âges, d’origines et d’orientations sexuelles différents,


l’ouvrage, qui traite de sexualité, de travail, de santé ou d’autodéfense,


est tout à la fois un outil et une arme, pour se connaître et riposter.


Photo issue de la série «Thing I

Par
Noémie Rousseau

d’institutionnalisé, universaliste,
qui ne me touchait pas du tout. J’ai
découvert la sororité, être écoutée,
soutenue, sans que son vécu soit re-
mis en question».
Ainsi, neuf femmes, âgées de 20 ans
à 70 ans, d’origines et d’orientations
sexuelles différentes, se sont mises
à écrire ce livre, «avec fierté, colère
et détermination», disent-elles en
introduction. Toutes ont vécu des
­mycoses à répétition, connu des
violences, certaines ont eu des en-
fants, d’autres non... Elles se sont
réunies régulièrement, se sont ra-
contées, confiées, disputées. Sui-
vant la même méthode que les fé-
ministes américaines un demi-
siècle auparavant, elles ont mis en
commun leurs travaux et leurs ré-
flexions, se sont relues, corrigées,
fatiguées.
Partant de leurs propres échanges
comme matière première, elles ont
organisé des groupes de parole dans
la France entière et conduit des en-
tretiens individuels. La collecte est
colossale et intense, parfois doulou-
reuse. Quatre cents femmes ont té-
moigné. «Quelle que soit la lll
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