Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

Libération Jeudi 20 Février 2020 u 23


Imagined» (2019) de Romy Alizée. Photo Romy Alizée


Histoire d’un
livre culte
Il y a cinquante ans,
le Collectif de Boston pour la
santé des femmes rédigeait
le manuel féministe
Notre Corps, nous-mêmes.
Révolutionnaire, l’ouvrage
est adapté en 35 langues,
dont le français en 1977
(en bas). Pour la nouvelle
édition (en haut) qui vient
de paraître, un autre collectif
de femmes s’est attelé
à la tâche, formé
de Mathilde Blézat,
Naïké Desquesnes,
Mounia El Kotni, Nina Faure,
Nathy Fofana,
Hélène de Gunzbourg,
Marie Hermann, Nana Kinski
et Yéléna Perret.

sition n’est plus nécessaire, analyse
plutôt le médecin Martin Winckler.
Vous ne voulez pas voir un médecin,
vous assumez les risques et respon-
sabilités de vos décisions. Plus le
corps médical est proche du pouvoir
et plus il véhicule son idéologie. En
France, les médecins continuent de
sortir de la haute bourgeoisie et se
comportent comme l’élite politique :
on sait ce qui est bon pour vous,
il n’y a pas à discuter.»
Et la référence, c’est le corps de
l’homme avec son «fonctionnement
binaire : malade ou pas malade»,
poursuit Winckler, un des premiers
soutiens du collectif de Françaises,
dans Tu comprendras ta douleur
(avec Alain Gahagnon, ­Fayard,
2019), pointant les préjugés qui biai-
sent la prise en charge de la douleur.
«Le corps des femmes, c’est des bou-
leversements constants, la puberté,
le cycle menstruel, la grossesse, la
ménopause qui sont considérés
comme pathologiques. Si la physio-
logie féminine servait de référence,
on enseignerait qu’il n’y a pas de
normes, seulement des variantes. Et
c’est aux femmes de dire si elles sont
acceptables ou pas.» Et de rappeler
que les douleurs des femmes sont
moins bien soulagées que celles des
hommes : «On les croit moins et à
même niveau de douleur exprimé,
elles ont moins d’antalgiques.»
Les auteures ont collaboré avec plu-
sieurs médecins pour s’assurer de
la fiabilité des informations. Avec
­Notre Corps, nous-mêmes, le vécu
des femmes, leur expression, ren-
contre la science. «Ce qui est nova-
teur, et l’était dès la parution de la
première édition, c’est d’articuler
une perception que la femme peut
avoir de son propre corps avec une
connaissance biolo- Suite page 24

thématique abordée, même
les plus légères, la violence rejaillis-
sait en permanence, qu’on parle de
travail, de sexualité, de médecine...
Il suffit d’ouvrir un espace de parole.
C’était très troublant et précieux
aussi. On a mesuré leur envie de par-
ticiper, de libérer la parole, de con-
fronter leurs expériences dans un
cadre bienveillant, une pratique
perdue et que certaines veulent
poursuivre.»
Perdue notamment avec la «confis-
cation du savoir féminin par le
corps médical», relatée dans l’ou-
vrage qui est aussi un manuel d’au-
tosanté, ­visant une autonomie des
femmes par rapport au pouvoir mé-
dical, ­encore très masculin et pater-
naliste en France. «On ne parle pas
du corps seulement dans son aspect
scienti­fique et médical», insiste Ma-
rie Hermann. La santé des femmes
est abordée comme un levier
d’émancipation, «le sexisme est une
oppression vécue partout, dans la
rue, au travail, à Pôle Emploi
comme chez le médecin, et il passe
par le corps, c’est une violence
éprouvée à laquelle on veut donner
les moyens de répondre.»

écrire la sensation
La couverture de la première ver-
sion américaine montrait des fem-
mes en train de manifester. Elle a
été remplacée par une mosaïque de
portraits de femmes de couleurs et
d’origines différentes sur la der-
nière édition outre-Atlantique.
«Comme une pub Benetton, dépoliti-
sée : on insiste sur la diversité pour
ne plus poser la question politique de
la lutte pour l’égalité», ajoute-t-elle.
C’est que les Américaines se sont
«déjà émancipées depuis longtemps
du corps médical, le discours d’oppo-

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