Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi^20 Février 2020


Idées/


gique, hor-
monale, sexuelle. Il s’agit de faire
le lien entre ce qui arrive physiolo-
giquement dans le corps vivant et
la perception qu’une femme peut
en avoir», relève le philosophe du
corps Bernard Andrieu, auteur de
la Langue du corps vivant (Vrin,
2018). Comment écrire la sensa-
tion pour pouvoir la partager, la
transmettre? Avec quels mots?
Une fréquence cardiaque ne dit
rien de l’expérience sensorielle in-
terne d’un cœur qui s’emballe. «Le
corps vivant est inconscient par
rapport au corps vécu. Il a mal
avant que vous ayez mal, il jouit
avant que vous vous disiez “ça y est
je suis en train de jouir”. Il est en
avance sur notre perception. On le
connaît par l’émersion, tous ces si-
gnaux incontrôlés qui remontent :
la faim, la douleur, le plaisir, les
rêves... Nous sommes informés par
notre corps vivant, cela arrive à la
conscience, je songe que j’ai mal ou
joui, mais c’est déjà une représen-
tation culturelle, je suis déjà dans
le corps vécu.»


Corps «bioculturel»
Charnel et politique, le corps est
«bioculturel», selon l’expression
d’Andrieu. «Les gender studies
nous ont enseigné que le genre était
culturel, le corps des femmes l’est
aussi. Avoir ses règles au Japon ou
en Angleterre, ce n’est pas pareil,
cela dépend des représentations.
Ce type d’ouvrage nous rappelle
que le corps des femmes n’est pas
totalement culturel.» Et, surtout,
il s’agit d’un corps rassemblé, uni-
que, entier. Le philosophe sou­-
ligne l’approche holistique du
projet : «Le livre évoque l’ensemble
des expériences de la femme dans
la société, c’est un corps unifié qui
se transforme, vieillit, alors que les
politiques publiques sur la contra-
ception, la grossesse, la famille, le
harcèlement au travail, parcelli-
sent le corps vivant de la femme en
autant d’objets de prévention.»
On coupe la femme en tranches,
selon ses âges, ses rôles. Des
­tranches comme des parts de
marché. «Avoir une réflexion glo-
bale est toujours délicat, car c’est
risquer de proposer un modèle»,
souligne-t-il.
Mais dans Notre Corps, nous-mê-
mes, le projet politique d’éman­-
cipation «repose sur un savoir
­indigène, produit par les actrices
elles-mêmes, enrichi par la com-
munauté. Tout l’inverse d’un Lau-
rence Pernoud, “je vous donne un
modèle et suivez-le”.» Les femmes
du collectif n’en sont pas vraiment
sorties indemnes. «On ne détruit
pas le patriarcat en écrivant un
­livre», disent-elles en conclusion.


L’écriture fut une épreuve, elles
confient en être sorties transfor-
mées, bousculées jusque dans
leurs lits.

L’anti-Instagram
«Si Notre Corps, nous-mêmes a
détruit des pans de patriarcat
dans nos vies, alors certaines ba-
tailles sont gagnées. Encore faut-il
que ce qui s’est passé en nous
puisse se rejouer auprès de nos lec-
trices.» On le feuillette, on y
plonge et on y pioche. Il est désta-
bilisant et libérateur. On y revient
comme on retrouve ses copines
après le travail. Et, désormais, il
est là. Il nous manquait mais on
ne le savait pas ­encore. «Mon
corps m’appartient.» Oui mais
comment? Notre Corps, nous-mê-
mes, c’est comme si on avait enfin
la notice. Le livre est tout à la fois
un outil et une arme, pour se con-
naître et se défendre. On a envie
de le prêter à sa mère comme à sa
fille ; on a autant envie d’essayer
l’autocontrôle du col de l’utérus
que de demander une augmenta-
tion. Foisonnant sans être bordé-
lique. Rigoureux sans être chiant.
Intime sans être voyeur.
La question de l’enfant, en avoir
ou pas, est traitée dans le chapitre
«Produire et se reproduire», reliée
au travail, rémunéré ou non. La
violence va avec l’autodéfense, et
les techniques pour riposter, se re-
lever, voire se venger. Les règles
vont avec la ménopause. Les ré-
cits, tantôt drôles tantôt graves,
sont parfois tel un haïku, d’autres
fois, ils coulent sur plusieurs pa-
ges. Ce n’est jamais empathique,
c’est délicat. L’intime sans la mise
en scène de soi, et qui se raconte à
la première personne du pluriel.
Subjectivité assumée et collective
qui nous épargne la peine de l’écri-
ture inclusive pour lui préférer
l’écriture «non sexiste», sorte de ri-
polinage grammatical finement
mené. Côté illustration, c’est l’anti-
Instagram. Toutes les photos sont
des contributions qui alternent
avec des schémas anatomiques ou
des gros plans de vulves, qui per-
mettent de comprendre précisé-
ment de quoi on parle. C’est un
peu flou, plutôt mal cadré et sou-
vent en ­bazar. Elles se parlent,
traînent en pyjama, se baignent,
marchent, jouent avec des gosses,
partent en vacances, travaillent,
accouchent, rient, mangent. Tout
un monde de ­routines débarrassé
des normes. Qui est-ce? Elles sont
petites filles ou vieilles dames,
­tatouées, rondes, noires, trans...
Rien n’est légendé.•

Notre Corps, nous-mêmes, collectif,
éd. Hors d’atteinte, 384 pp., 24,50 €.

Suite de la page 23


Stimulation interne du clitoris.

Femme enceinte de 12 semaines. Illustrations Naïké Desquesnes

Autopalpation du sein, examen debout.
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