Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

Libération Jeudi 20 Février 2020 u 25


N


icole Leïla Bizos et Sophie
Mayoux faisaient partie du
premier collectif de fem-
mes à l’origine de l’adaptation fran-
çaise de l’ouvrage américain, pu-
bliée début 1977 aux éditions Albin
Michel. Un manuel «écrit par des
femmes pour les femmes», qui traite
de sujets comme la maternité, la
sexualité ou le viol. Quarante ans
plus tard, les coauteures reviennent
sur leur démarche, fondée sur leurs
propres expériences et sur celles
d’autres femmes et à visée émanci-
patrice.
Comment avez-vous entendu
parler du projet d’origine et
pourquoi avoir décidé de l’adap-
ter en France?
Nicole Leïla Bizos : En 1974, j’ai
rapporté le livre des femmes améri-
caines d’un voyage aux Etats-Unis.
J’ai trouvé ce travail extraordinaire.
Rien de similaire n’existait en
France. Je me suis dit «il faut essayer
de faire la même chose pour les fem-
mes françaises !» et j’en ai parlé au-
tour de moi. A l’époque, j’étais dans
un mouvement proche de la LCR
[Ligue communiste révolutionnaire]
et dans un cercle de femmes, le cer-
cle Dimitriev.
Sophie Mayoux : L’idée, au départ,
était de traduire le livre. Mais on
s’est rapidement rendu compte qu’il
n’aurait pas été pertinent de parler
de ce que vivaient les femmes amé-
ricaines. Les probléma­tiques
n’étaient pas les mêmes, le système
de santé était (et est toujours) très
différent. On a gardé le même cane-
vas, mais on a décidé que certains
chapitres devaient être complète-
ment réécrits et d’autres moins.
L’appareil génital féminin est le
même dans tous les pays!
La version française était-elle
plus politisée? Des membres de
votre collectif étaient proches de
mouvements politiques et fémi-
nistes...
S.M. : Pour nous, la composante so-
ciale était importante. J’étais dans
un groupe local de femmes qui se
réclamait du féminisme et de la

lutte des classes. On reconnaissait
l’existence de formes d’oppression
sur les femmes, mais on considérait
qu’il n’y avait pas toutes les femmes
d’un côté et l’establishment ma-
chiste de l’autre. Il y avait une cons-
cience que le combat féministe
n’était pas le seul combat à mener
dans la société. Quand on a voulu
illustrer le livre, on s’est retrouvées
avec beaucoup de photos de ma-
nifs. Il y a en a d’ailleurs une sur la
couverture. On était vraiment sur
une réaction collective forte de pro-
testation à l’ordre établi. Cette grille
de pensée ne se reflète pas forcé-
ment dans le contenu du livre, mais
notre vécu correspondait à cela.
Quelle était la situation en
France à l’époque en matière de
santé des femmes? Comment les
femmes s’informaient-elles sur
ces sujets?
N.L.B. : Moi, j’ai eu de la chance,
ma mère était une femme libre, elle
m’avait parlé des règles, de ses
avortements. Elle a failli mourir
d’une septicémie après avoir avorté
elle-même. J’étais assez ­libre par
rapport à mon corps, mais je n’ai
pas oublié l’expérience de mon pre-
mier avortement, aux Pays-Bas. Il
n’y avait pas Internet, pas de
moyens de se réapproprier un sa-
voir. Les ­connaissances qu’on avait
sur nous-mêmes étaient minimes,
quasiment inexistantes. Même
dans les milieux «éclairés»,
­beaucoup de femmes avaient un
tabou sur le corps. Dans le domaine
médical, le vécu des femmes n’était
pas du tout pris en compte. On a
toutes vécu le pouvoir du système
médical machiste, cette culpabilité.
S.M. : Il y avait une vraie dictature
du pouvoir médical... Et on ne con-
naissait rien, que ça soit sur les rè-
gles, la sexualité, l’homosexualité...
En faisant le livre, on a appris
beaucoup de choses sur le corps fé-
minin. Je me souviens du moment
où une amie médecin membre du
collectif nous a expliqué le proces-
sus de formation de l’embryon. On
était émerveillées!

N’avoir aucune connaissance
scientifique ne vous a-t-il pas
freinées dans la conception de
l’ouvrage?
S.M. : Non, on connaissait beau-
coup de monde, et on n’avait pas
peur de poser des questions! On se
relisait entre nous, et chaque fois
qu’on avait un doute sur quelque
chose, on soumettait le texte à un
regard éclairé, pour être sûres de
ne pas dire de bêtises. On était
dans le ressenti, dans l’empirisme,
mais on n’allait pas pour autant à
l’aveuglette.
N.L.B. : On avait tout un réseau de
connaissances autour de nous qui
nous ont accompagnées et aidées
pour certains chapitres : des méde-
cins, des personnes impliquées po-
litiquement, avec le Mlac [Mouve-
ment pour la liberté de l’avortement
et de la contraception, qui militait
pour le droit à l’avortement, ndlr]
ou avec ce qui deviendrait ensuite
la maternité des Lilas, comme
Jeanne Weiss, médecin qui a intro-
duit la péridurale. On a bénéficié de
tout ce courant féministe de l’épo-
que, de cette effervescence.
Le collectif actuel a organisé des
ateliers publics pour recueillir la
parole d’autres femmes. Avez-
vous également procédé de la
sorte?
S.M. : Il y en a eu, mais pas pour
­alimenter le livre. Cela aurait
­demandé beaucoup de temps, de
­logistique... On ne maîtrisait pas les
techniques d’entretien, on n’avait
pas les moyens d’enregistrement et
de transcription d’aujourd’hui.
On ne pouvait pas tout reprendre
à zéro, comme les femmes du
­collectif actuel. On faisait ça sur
notre temps libre, pendant nos
week-ends. On a, en revanche,
beaucoup témoigné nous-mêmes.
L’une d’entre nous était et est
­toujours en couple avec une
femme et a par exemple témoi-
gné dans le chapitre sur l’homo-
sexualité.
Comment l’ouvrage a-t-il été
reçu à sa sortie?

Nicole Leïla Bizos et
Sophie Mayoux ont
participé à la première
édition française
du livre «Notre Corps,
nous-mêmes», en 1977.
A cette époque, le corps
des femmes est tabou,
leur vécu ignoré et
les informations sur
la sexualité, la maternité
ou les violences sont
inexistantes. Retour sur
la genèse d’un manuel
devenu culte.

DR


DR


S.M. : Il n’y a pas eu de grand écho
dans les médias. J’avais essayé de
faire une revue de presse et tout ce
que j’avais trouvé était de l’ordre de
l’entrefilet. Ça n’a pas été fulgurant,
ce n’était pas un best-seller, mais
c’est devenu un ouvrage de base :
des praticiens et prati­ciennes se
sont mis à l’uti­liser, les plannings
familiaux, le Mlac. On est aussi al-
lées dans un lycée, dans un hôpital
à Saint-Denis...
N.L.B. : Le bouche à oreille a bien
fonctionné. Des amies de mon âge
ont offert ce livre à leurs filles, à
leurs garçons. On nous en parle en-
core aujourd’hui.
Comment expliquez-vous que
l’ouvrage soit devenu un tel clas-
sique?
N.L.B. : Il n’y avait pas d’équivalent!
Pas seulement en France : il a été
traduit dans des dizaines de lan-
gues. Il venait combler une ­absence.
S.M. : Après nous, il y a eu pléthore
d’ouvrages sur la santé des fem-
mes, souvent écrits par des hom-
mes, mais jamais, à ma connais-
sance, de livres centrés sur des
expériences vécues ou subies par
des femmes, qui se mettent au ni-
veau des personnes à qui ils
s’adressent. Le succès tient à ça, au
fait que le livre n’est pas écrit du
haut vers le bas. Il dissocie le savoir
du pouvoir et crée un nouveau
pouvoir, une reprise de possession :
c’est «notre» corps, il est à nous. On
n’est pas condamnée à le vivre
comme un objet qu’on traîne sans
comprendre ce qu’il se passe. On
peut vivre ce qu’il nous donne à vi-
vre de façon intelligente, en con-
naissance de cause. C’est l’apport
de ce livre, et c’est assez unique.
En France, le texte n’a jamais été
actualisé, contrairement aux
Etats-Unis. Pourquoi?
S.M. : C’est une question d’argent.
On a représenté une démarche ori-
ginale, difficile à reproduire. Je
suis allée une fois chez l’éditeur
dans l’espoir de réa­dapter le livre
et je suis repartie avec une fin de
non-recevoir. On nous a dit que
c’était trop long, trop compliqué,
qu’il fallait un seul auteur, bref
qu’il fallait être dans les clous. Le
Collectif de Boston, en revanche,
est devenu une ­petite entreprise
autogérée. Leur dernière édition
fait 800 pages, et il y a plusieurs
décli­naisons, comme Nos Enfants,
nous-mêmes... Elles ont aussi con-
servé pendant des années un lieu
de consultation. Nous, on était
dans une démarche d’émancipa-
tion. Notre message était de dire :
à vous de vivre votre corps et ­votre
vie de femmes de la ­manière la
plus émancipée ­possible.
Recueilli par
Juliette Deborde

«On a toutes vécu le pouvoir


du système médical


machiste, cette culpabilité»

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