Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi^20 Février 2020


L'œil de Willem


L’ensauvagement


de la vie politique


Les réseaux sociaux ont permis
depuis vingt ans une irrésistible
ascension de la haine, et l’émergence
d’une opinion publique avec
sa propre vérité.


Idées/


S


oixante-douze pour
cent des Français se di-
sent inquiets pour le
débat démocratique, selon
un sondage Elabe daté de
lundi. Ils ont raison. Cela
prouve qu’ils ont bien com-
pris la nouveauté et le danger
de la situation actuelle : un
climat politique de plus en
plus violent et la constitution
de deux univers de plus en
plus antagonistes, celui de la
démocratie représentative et
celui des réseaux sociaux.
Commentateurs et essayistes
soulignent à l’envi l’appro-
fondissement des fractures
françaises. Celle qui se des-
sine, et qui confronte la dé-
mocratie des urnes et la dé-
mocratie d’Internet, sera
sans doute à terme plus dan-
gereuse encore que les frac-
tures territoriales, sociologi-

ques, religieuses, partisanes
ou culturelles. Comme si la
légitimité du suffrage univer-
sel majoritaire était remise
en cause par la vitalité d’une
démocratie directe minori-
taire s’enracinant sur Face-
book ou Twitter.
La montée de la violence po-
litique, chacun peut déjà la
mesurer. En réalité, elle ne
cesse de s’accroître depuis
plusieurs années, mais elle
s’est accentuée depuis l’élec-
tion d’Emmanuel Macron. Le
rythme et l’ampleur des ré-
formes ont provoqué des
conflits sociaux de plus en
plus âpres. Réforme du code
du travail, du statut de la
SNCF, de l’assurance chô-
mage et, maintenant, des re-
traites. Le Président avait an-
noncé durant la campagne
de 2017 son intention de me-

ner la «transformation» de la
France. Il tient parole et il
modifie – modernise pour les
uns, démantèle pour les au-
tres – le modèle social fran-
çais. Il n’est pas responsable
des fractures territoriales,
sociologiques, économiques
ou culturelles. Il les a trou-
vées en arrivant et elles se
sont creusées peu à peu de-
puis trente ans.
L’addition de ces contentieux
et de ses initiatives débouche
néanmoins sur une violence
accrue. Gilets jaunes, grèves
et manifestations contre les
retraites, la France est en ef-
fervescence depuis deux ans.
La brutalité des affronte-
ments a fait des centaines de
blessés. La violence a débou-
ché sur des agressions contre
les permanences des députés
LREM, parfois contre leurs
domiciles. Emmanuel Ma-
cron lui-même fait l’objet
d’une intense détestation
chez ses opposants. On l’in-
jurie, on le menace, on le
pend en effigie ou on plante
sa tête sur une pique factice.
Il y a contre lui des simu­-
lacres de révoltes hébertis-
tes, comme en 1793 ou
en 1794.
La nouveauté, c’est en effet le
retour historique de la haine.
En mai 1968, il y avait de l’es-
poir chez les uns, de la peur
chez les autres, mais pas de
haine. En mai 1981, quasi le
même cas de figure. De-
puis 2017, en revanche, elle
suinte dans les propos des di-
rigeants d’extrême gauche
(François Ruffin est un mul-
tirécidiviste) ou d’extrême
droite (Marine Le Pen l’in-
carne comme personne).
Dans les manifestations, on
voit bien que s’exprime une
haine spécifique envers Ma-
cron, symbole, incarnation et
même quintessence de l’en-
nemi de classe. Ce qui s’en-
tend dans les rues déferle et
emporte tout sur les réseaux
sociaux, l’autre lieu du com-
bat politique. Là, sur des si-
tes, dans des blogs, au détour
de vidéos, c’est un tsunami
de violence verbale, d’inter-
pellations, d’exécrations,
d’ostracisme. La haine s’y dé-
ploie sans entrave, encoura-
gée par l’anonymat, cette
machine à fabriquer pour les
lâches la délation sans ris-
que, et par l’écho puissant de
centaines de milliers de fol-
lowers. C’est une force mon-
tante qui s’impose chaque

année davantage et se moque
des lois ordinaires. Il n’y a ni
limite ni entrave réelle, sauf
à agir à visage découvert et à
se mettre délibérément en
infraction. La caisse de réso-
nance offerte par les plate-
formes, peu et fort mal régu-
lées, permet à une opinion
publique sauvage de se for-
ger, en parallèle et en opposi-
tion à l’opinion publique
classique.
On a assisté depuis vingt ans
à cette irrésistible ascension.
En 2005, ce sont les réseaux
sociaux qui ont porté le non
au référendum sur la Consti-
tution européenne, à grand
renfort de mensonges et de
fausses révélations. En 2017,
des réseaux notoirement liés
au Kremlin ont tenté d’inflé-
chir le vote français, comme
ils sont intervenus massive-
ment durant la campagne du
Brexit ou contre Hillary Clin-
ton. Aujourd’hui, le Kremlin
n’y est cette fois pour rien,
mais à propos de la réforme
des retraites, les réseaux so-
ciaux accumulent les fausses
informations. La maladresse
permanente du gouverne-
ment l’y expose. Rien de plus
facile que de jouer sur les
peurs légitimes (que devien-
dra ma retraite ?), sur les pré-
jugés et sur les détestations.
Face aux réseaux sociaux, la
propagande gouvernemen-
tale n’a d’ailleurs aucune
chance.
Il y a désormais deux vérités,
deux convictions, deux uni-
vers : le débat public avec les
mass media traditionnels et
même avec l’information
continue d’un côté, et puis la
vérité des réseaux sociaux de
l’autre. Le débat public est
imparfait mais contradic-
toire et vérifiable. Les ré-
seaux sociaux, eux, sont in-
contrôlables (en tout cas
incontrôlés) et peuvent char-
rier, sans risque, fausses véri-
tés et vrais mensonges, fan-
tasmes et cons­pirationnisme.
Rien d’étonnant à ce que les
nationalismes en soient par-
tout les grands bénéficiaires.
Les réseaux sociaux devien-
nent le terreau même, l’ins-
trument favori de l’extré-
misme. Dans les années 30, la
propagande extrémiste éclip-
sait la ­propagande officielle.
Au XXIe siècle, l’univers des
réseaux sociaux dégage la
route de l’extrémisme sous le
regard impuissant du vieux
monde.•

Politiques


Par Alain Duhamel
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