Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

Libération Jeudi 20 Février 2020 u 27


Feu l’Amazonie?


Après un périple dans cette région, partagée entre
neuf pays d’Amérique du Sud, le géographe Gilles Fumey
livre cette semaine le cinquième et dernier épisode d’une
série de reportages sur le blog «Géographies en mouve-
ment» (sur Libé.fr). Après la culture du guarana, la torpeur
du hamac, les panneaux solaires et la 5G annoncés par Bol-
sonaro ou la forêt amazonienne vue comme la matrice de
notre pensée écologique, cette dernière étape envisage
avec François-Michel Le Tourneau, auteur de l’Amazonie
(CNRS, 2019), le risque d’effondrement de cet écosystème
indispensable à la survie de l’humanité sur terre. Ne faut-il
pas cesser de développer ou plutôt d’anthropiser l’Amazo-
nie? Et préserver les services environnementaux qu’elle
rend à l’humanité?


Cycle de conférences


Peut-on tout raconter aux enfants?


Le monde que nous leur avons préparé n’est pas particulière-
ment réjouissant : faut-il tout dire aux enfants de ce qui les
attend dans les livres qui leur sont destinés? C’est l’une des
questions qu’aborde à partir de ce jeudi et jusqu’au 28 mai
un cycle de conférences consacré à l’indicible dans la littéra-
ture jeunesse à l’université du Luxembourg. Partant de l’in-
tuition que «la littérature s’adressant aux jeunes lecteurs a
de tout temps pris en charge les thèmes que la société des adul-
tes choisit – souvent par dépit – de passer sous silence», les
interventions passeront en revue des sujets de société divers



  • l’écologie, les LGBTQI +, l’Holocauste, la colonisation, les
    déchets radioactifs. Elles feront référence à un grand nom-
    bre d’ouvrages, jusqu’à Hunger Games et Harry Potter où
    l’indicible est omniprésent, à commencer par la référence
    à «celui dont on ne doit pas prononcer le nom»...
    «L’indicible en littérature jeunesse», jusqu’au 28 mai, Maison du Sa-
    voir, université du Luxembourg, campus Belval, 2, avenue de l’Uni-
    versité, Esch-sur-Alzette.
    Programme complet : https://calenda.org/742766


Blog


L


es épidémies sont des sujets
maudits pour les historiens.
D’abord, c’est toujours la
même histoire. On connaît par cœur
le début, le milieu et la fin : le com-
mencement anodin, le déni, la pani-
que, l’impuissance, les digues mora-
les qui sautent, les tentatives plus ou
moins rationnelles pour comprendre
et contrôler, et puis la vague qui se
retire, laissant des flaques d’eau, une
chape de silence et quelques vain-
queurs pour raconter tout cela.
Toujours le même récit depuis que
Thucydide a raconté la peste d’Athè-
nes cinq siècles avant J.-C. Ensuite,
les épidémies sont un festival de
­jugements rétrospectifs. C’est le cas
en ce moment avec le coronavirus :
tout le monde a toujours tout compris
de la semaine d’avant. Lanceurs
d’alerte mis aux arrêts, quarantaines
inef­ficaces, OMS frileuse, chacun ex-
plique sans peine comment l’épidé-
mie est nécessairement devenue ce
qu’elle est. Et enfin, pire encore, on
leur demande leur avis, aux histo-
riens : des leçons, du recul, du sang-
froid, eux qui en ont vu d’autres. On
est alors tenté de raconter des choses
pertinentes, d’interpréter l’épidémie,
de lui trouver un sens. Le coronavi-
rus, dira-t-on donc, révèle le fonde-
ment autoritaire de la Chine de
Xi Jinping, la mondialisation de
l’économie, l’intensité des mobilités
touristiques, estudiantines ou profes-
sionnelles, la circulation planétaire
des peurs, des blagues et des hash-
tags ; et s’il faut broder, on parlera de
la peste, du choléra et d’Ebola.
Il faut pourtant se méfier de cette vo-
lonté d’interpréter. Pour commen-
cer, l’homologie entre nos récits plus
ou moins savants et les fameuses
théories du complot devrait nous
­inquiéter : il s’y exprime le même
­besoin de donner un sens et de

­domestiquer l’épidémie en y voyant
le produit d’actions humaines, que
le virus ait été fabriqué par un mé-
chant laboratoire américain ou par
l’écosystème politique du (méchant)
Xi Jinping. Autre effet de miroir em-
barrassant, on s’inquiète ici de l’es-
sor des fake news sur l’épidémie, que
des modérateurs responsables de-
vraient faire taire, et l’on condamne
là-bas la mise au pas des voix dissi-
dentes, que le gouvernement chinois
devrait laisser parler ; bonne liberté
et mauvaise censure, et vice-versa.
Les épidémies sont toujours propi-
ces à ces pathologies de l’interpréta-
tion, dont la forme limite est la para-
n o ï a. C ’e s t d ’a i l l e u r s d e s
scientifiques eux-mêmes que les fic-
tions morales et politiques viennent
parfois : la fameuse fable du «patient
zéro» de l’épidémie de VIH (le ste-
ward canadien Gaëtan Dugas) prove-
nait d’une enquête mal fichue du
Center for ­Disease Control ; elle était
fausse, mais elle tombait à pic pour
attribuer à un étranger déviant l’ori-
gine du mal qui dévastait les Etats-
Unis, et remettre ainsi toute l’his-
toire dans le bon sens.

Il faut se méfier


de cette volonté


d’interpréter.


L’homologie entre


nos récits plus
ou moins savants

et les fameuses


théories du


complot devrait


nous ­inquiéter.


La «Revue du crieur» acte
la fin de l’éducation nationale


C’est un long texte de l’écrivaine Natha-
lie Quintane qui ouvre le 15e numéro de
la revue d’enquêtes sur le monde des
idées de Mediapart et des éditions La
Découverte. Forte de son expérience de
professeur, la poétesse y décortique
l’abandon d’une certaine conception de
l’éducation nationale, toujours plus
loin de ses élèves. Dans «Uber Eats.
Comment le capitalisme dévore l’avenir», Timothy Mit-
chell cible la compagnie américaine pour montrer qu’elle
recycle un principe capitaliste ancien : tout faire reposer
sur la capitalisation d’un revenu à venir. La réalisatrice
Isabelle Sylvestre revient sur l’aventure de Strip Tease : les
documentaires sociologiques se voyaient à l’origine non
pas comme un spectacle, mais comme une «critique
acerbe du spectacle». Un principe qui ne convenait pas aux
mécanismes de la télévision, qui a doucement étouffé le
programme.
Revue du crieur, numéro 15, février, 160 pp., 15 €.


Revue Il se pourrait en fait que les épidé-
mies ne signifient rien. L’intellec-
tuelle new-yorkaise Susan Sontag
suggérait, pendant les pires années
du sida, de détacher l’épidémie du
sens et des métaphores qui prolifé-
raient autour d’elle ; de libérer ainsi
la maladie des thèmes de la culpabi-
lité, du châtiment et de la souillure –
un objectif à la fois impossible et né-
cessaire. Sontag était «contre
l’interprétation». Reprenant les ter-
mes de l’historien des sciences Ste-
phen Jay Gould, elle nous rappelait
que l’épidémie n’était qu’un phéno-
mène biologique, sans morale et sans
message ; notre rationalité d’hu-
mains raisonnables, disait-elle, de-
vrait au moins nous offrir «une con-
solation minimum : celle d’une
apocalypse qui n’aurait pas de sens».
Peut-être faudrait-il arrêter d’inter-
préter ce que le coronavirus «révèle».
Et reconnaître enfin que c’est avant
tout le virus qui nous interprète – et
le moins qu’on puisse dire, c’est que
depuis qu’il a quitté son pangolin, un
jour froid de décembre, il a trouvé
dans l’humanité un sens à sa vie. Il
a su voir le tapis rouge déroulé pour
lui, là où il n’y avait qu’un univers
apparemment absurde – des bateaux
de croisière, du team building à Sin-
gapour, des centres commerciaux
mal ventilés, des conteneurs partout
sur l’océan, des chalets au pied du
Mont-Blanc et du pétrole brûlé par
kilotonnes. Ce monde, nous l’avions
fait pour lui.
De ce point de vue, ce n’est pas
­Contagion de Steven Soderbergh
qu’il faut revoir, mais le sous-estimé
Annihilation, d’Alex Garland, pour
essayer de penser la vitalité, l’inven-
tivité et la capacité d’interprétation
d’autres êtres que nous. A la fin du
film, une biologiste revient dans une
expédition dans une zone mise en
quarantaine car touchée par un phé-
nomène biologique bizarre, qui fait
muter et s’entremêler les êtres vi-
vants. Elle est débriefée par les servi-
ces secrets : «Que voulait-elle, cette
chose? — Je ne pense pas qu’elle vou-
lait quoi que ce soit, répond la biolo-
giste, elle était comme mon miroir.»
L’interrogateur relance : il doit bien
y avoir une raison, un sens, à cette
volonté de détruire. «Elle ne détrui-
sait pas, elle transformait. Elle faisait
juste quelque chose de nouveau. —
Mais quoi? — Je ne sais pas.»
Ce serait peut-être cela, le seul mes-
sage : la vie, comme le coronavirus ou
les moisissures mutantes d’Annihi-
lation, ne veut rien dire, ne se rap-
porte à rien d’autre qu’elle-même, et
ne fait rien d’autre que d’essayer
«quelque chose de nouveau».•

Cette chronique est assurée en alternance par
Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde
Marlo-Plumauzille et Johann Chapoutot.

Historiques


Par
Guillaume Lachenal
Historien des sciences, professeur à Sciences-Po
(Médialab)

Le virus qui ne voulait


rien dire


Les épidémies sont des phénomènes biologiques,
sans morale et sans message, la seule révélation
qu’elles peuvent nous livrer nous concerne, nous,
et ce que nous avons fait du monde.
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