Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

Libération Jeudi 20 Février 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3


­Nicole Belloubet dans un courriel
adressé lundi soir aux magistrats et
fonctionnaires de greffe, où elle leur
adresse «tout [son] soutien». Las, la
missive de la garde des Sceaux n’a
eu pour effet que de crisper davan-
tage la situation, dans un contexte
déjà marqué par l’usure de réformes
successives et un dialogue brouillé
depuis deux ans. Ainsi, l’Union syn-
dicale de la magistrature, premier
syndicat de la profession, s’est fen-
due mardi d’un tweet cinglant :
«Message tardif et inutile pour deux
raisons (outre qu’essayer de diviser
pour mieux régner c’est moche) : 1) ce
qui “porte atteinte au fonctionne-
ment de l’institution judiciaire” est
en premier lieu [son] manque chro-
nique de moyens. 2) le soutien ne s’af-
firme pas mais se démontre. Et là, on
attend...» Une ligne partagée par le
Syndicat de la magistrature (à gau-
che) fustigeant «une tentative déses-
pérée de diviser». Même le Syndicat
national des greffiers de France-FO
dit toute sa solidarité au mouve-
ment de l’avocature, qui «ne mécon-
naît pas les attentes des justiciables :
il tente bien au contraire d’en sauver
l’avenir ou de leur en donner un». Et
l’organisation de noter que les robes

noires ont même proposé d’aider les
greffiers à revendiquer le paiement
de leurs heures supplémentaires.
Une idée lancée sur Twitter par le
conseil parisien Jennifer Halter,
«afin de dénoncer la paupérisation
de la justice en France». Sollicitée, la
chancellerie n’a pas souhaité réagir,
mais avance que «le budget de la jus-
tice a augmenté depuis trois ans con-
sécutifs» avec une année 2020 dotée
de 7,5 milliards d’euros, soit une
hausse de 4 % – toutefois moins im-
portante que prévu.

Tensions en audience
Bien sûr, cette grève a un impact
sur le cours de la justice, surtout
dans des juridictions déjà engorgées
comme Bobigny. Si la chancellerie
se refuse à donner des chiffres na-
tionaux, on constate par exemple à
Toulouse que plus de 70 % des quel-
que 13 500 dossiers audiencés entre
le 6 janvier et le 7 février devant la
cour d’appel ont été renvoyés. Là
comme ailleurs, des audiences ont
été reportées à 2021. «Nous allons
nous faire entendre en désorgani-
sant la mécanique judiciaire», avait
prévenu Christiane Féral-Schuhl en
janvier face à un gouvernement fai-

sant la sourde oreille. «Ces actions
ne sont pas dirigées contre les magis-
trats, mais elles engendrent plus de
travail pour les greffiers et le person-
nel de justice», reconnaît Olivier
Cousi, alors que des tensions ont pu
survenir en audience. «Ni les avo-
cats ni la grève ne créent les dysfonc-
tionnements. Ils les mettent en évi-
dence», complète la présidente
du CNB.
Au fond, ce qui se joue désormais
dans ce bras de fer va bien au-delà
du régime des retraites. «C’est la
place que nous avons dans la justice
qui est en jeu, affirme Christiane Fé-
ral-Schuhl. Cela fait des années
qu’on dénonce des délais anormaux,
l’empilement des dossiers, des greffes
sans moyen, l’impossibilité pour les
juges de prendre le temps d’écouter.»
Sans compter la loi de programma-
tion et de réforme pour la justice,
vécue «au forceps». Certes, la fatigue
et l’inquiétude se font sentir après
bientôt deux mois de mobilisation.
«On se demande si ce qu’on fait sert
à quelque chose et ce qu’on va deve-
nir», confie une avocate parisienne.
Mais les robes noires ne désarme-
ront pas : «Si on doit crever, ce sera
tous ensemble.»•

«L’accès au droit


est assuré par
des avocats aux
revenus les plus
modestes. Il faut

les protéger
au maximum.»
Hervé Temime avocat des
stars et/ou des patrons

I


ls se disent solidaires de la
bleusaille de l’avocature. Les
ténors du barreau, avocats
pénalistes de renom dont le tarif
horaire frise parfois les trois zé-
ros, clientèle aisée au sein du
CAC 40 ou de la vie politique, ont
les mêmes mots à la bouche :
«Evidemment», «totalement» so-
lidaires avec leurs confrères de
banlieue ou de province, commis
d’office d’une clientèle impécu-
nieuse, trimant vaille que vaille
pour la défense des justiciables.

«Indépendance». Jean-Marc
Fédida, installé dans le huppé
VIe arrondissement parisien,
compatit particulièrement avec
les avocats du barreau de Bobi-
gny, en Seine-Saint-Denis, un dé-
partement judiciairement sinis-
tré (lire aussi page 5) : «40 % des
cabinets y sont menacés dans leur
existence même, alors qu’ils dé-
fendent pour rien les plus dému-
nis. Lesquels n’auront plus accès
au droit.» Et de proclamer sa so-
lidarité «pleine et entière». Hervé
Temime, avocat des stars et /ou
des patrons, qui ne s’avoue «pas
impacté» par les réformes en
cours, ne dit pas autre chose :
«J’ai moi-même commencé le mé-
tier comme commis d’office. L’ac-
cès au droit est assuré par des
avocats aux revenus les plus mo-
destes. Ce sont les plus précieux,
il faut les protéger au maximum.»
Avant de concéder, comme pour
lui-même : «Il n’y a aucune cor-
respondance entre revenus pro-
fessionnels et utilité sociale.»
Henri Leclerc, figure tutélaire de
l’avocature, se dit «étonné de la
voir aussi solidaire, des grands

cabinets aux avocats commis
d’office». Francis Szpiner, avocat
historique de la chiraquie ou de
ce qui en reste, est dans la même
veine : «On nous présente parfois
comme une profession de nantis,
et c’est vrai que les cabinets des
ténors du barreau ne sont pas en
péril. Mais tous nos confrères de
province sont en danger.» Politi-
que en diable (tête de liste Les
Républicains aux municipales
dans le XVIe arrondissement pa-
risien), il revendique aussi le
corporatisme de sa profession :
«Le régime universel porte at-
teinte à l’indépendance des avo-
cats, dont la caisse de retraite,
gérée par nos élus, ne coûte pas
un centime à l’Etat.»
Concrètement, comment faire
grève au nom d’une clientèle
plus que friquée? Grève symbo-
lique du zèle, comme Pierre-Oli-
vier Sur, avocat d’Isabelle Bal-
kany, obtenant début février le
report symbolique de vingt-qua-
tre heures du procès en appel
des époux Balkany pour blanchi-
ment de fraude fiscale. Plus le
droit, pour «marquer le coup», de
prononcer un petit laïus de 5 mi-
nutes à l’ouverture de l’audience.
Dans le cadre de l’actuel procès
du Mediator, Me Leclerc se dit
embêté : «Tous les autres avocats
y sont, donc j’y vais...» Car la
grève symbolique a ses limites :
«Comme un médecin avec son
malade, l’avocat ne peut pas
abandonner un justiciable qui
risque d’aller en prison.» Les au-
tres ténors se contentent de de-
mander, «tranquillement, calme-
ment», des reports d’audience, et
les obtiennent le plus souvent, à
la bonne franquette.

«Mépris». Tous ont des mots
très durs sur la garde des Sceaux,
Nicole Belloubet, sur son
­présumé «mépris» de la pro­-
fession d’avocat : «Soit elle est
mala­droite, soit elle s’en fout,
soit elle est incompétente» – co-
chez la case.
Seule anicroche à cet unani-
misme professionnel, Francis
Terquem, un pied dans le micro-
cosme de l’avocature, un autre
en dehors : «Je ne suis pas soli-
daire d’un mouvement qui révèle
un profond malaise au sein d’une
profession très disloquée, entre
grands cabinets d’affaires et avo-
cats commis d’office.» Récem-
ment, lors d’une réunion au sein
du barreau de Paris, le représen-
tant d’une de ces usines du droit,
peu concernées par le mou­-
vement social, s’est fait huer
par ses pairs.
Renaud Lecadre

Les ténors


appuient le


mouvement


Pourtant éloignés
du quotidien de la
plupart de leurs
confrères, les stars
des tribunaux
soutiennent, dans leur
majorité, la fronde
contre le projet de loi
du gouvernement.

Marc Chaumeil

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