Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi^20 Février 2020


L


a Parisienne se singularise
par son «lien organique à la
mode et au vêtement» et par sa
façon d’être au monde. Identifiée
par Rousseau dans la Nouvelle Hé-
loïse, elle doit son existence au dé-
placement de la cour de Versailles
à la capitale, effet de la Révolution.
Nonobstant, elle ne se résume pas
à cette figure ; la preuve en est la re-
nommée internationale de l’excla-
mation suggestive «Ah, les petites
femmes de Paris !» indissociable de
la Vie parisienne depuis Offenbach
et réactivée en 1965 par la voix sen-
suelle d’un autre mythe, Brigitte
Bardot, et de Jeanne Moreau. La Pa-
risienne se colore sans cesse d’une
séduction distinguée ou vulgaire,
d’une érotisation plurielle, «entre
chic et chien», occupant ainsi un
large spectre social.
Forte de ce constat, l’historienne
Emmanuelle Retaillaud interroge
un vaste corpus de sources pour sai-
sir l’historicité de la Parisienne,
dans un «va-et-vient entre le réel et
l’imaginaire», une pro­duction es-
sentiellement masculine. Ancrée
dans l’histoire mouvante de la capi-
tale, la Parisienne en est le miroir et
irrigue aussi les mentalités provin-
ciales. Ainsi elle devient un mythe
incontournable, «moderne», «c’est-
à-dire désacralisé, accessible, con-
voité par tous».

«Féminolâtrie». Après les tour-
ments révolution­naires qui la cari-
caturent, parce que ­révoltée, en fu-
rie de guillotine ou en amazone, la
Restauration la veut ­héritière d’un
idéal aristocratique ; mais ce sont les
écrivains qui la ­façonnent le mieux.
En 1841, la Physiologie de la Pari-

sienne de Delord la nomme «mythe,
fiction, symbole». Etre de papier, elle
offre d’emblée un double visage :
grisette pour les uns, parangon de la
distinction pour les autres ; toutefois
l’idéal ­romantique ne la libère pas
de sa ­réputation d’immoralité qui
fait le succès des «lionnes» et des lo-
rettes. Toutes sont les «fruits de la
grande ville» : l’essor exponentiel de
la capitale impose la Parisienne, à
l’heure où ses natives se font rares ;
elle se confond bientôt avec la Ville
lumière quand «le Parisien n’est pas
lesté du même poids symbolique».
Cette mise en valeur du féminin
s’inscrit dans la stratégie bour-
geoise des apparences, un jeu de
dupes dénoncé dans la décen-
nie 1840 par Delphine de Girardin :
si cette Parisienne accroît la valeur
de son sexe, elle lui a fait perdre
de la puissance. Emmanuelle Re-
taillaud estime même que «la valo-
risation culturelle de la Parisienne
a partie liée avec l’infériorisation
politique et civique de la femme» ;
elle participe de la «dégradation»
de son insertion dans la sphère pu­-
blique et de celle de son influence.
Pour autant, la Parisienne fascine ;
aussi brille-t-elle au cœur de la
«fête impériale», diamant indis-
pensable à l’éclat de la capitale, dé-
sormais ­indissociable du cosmopo-
litisme. Mais son identité se fait
plus «scabreuse» : la «cocodette»,
«femme du monde délurée et peu fa-
rouche», est la version masquée de
la «cocotte», qui profite des mœurs
dissolues d’une société pourtant
«corsetée par des principes moraux
et religieux». Lue comme un symp-
tôme de la décadence du régime et
de ses soutiens, cette grivoiserie est
politisée dans les années 1860 par
les républicains, alors que se dif-
fuse une «féminolâtrie» qui véhi-
cule une version de la «femme-ob-
jet». Ce modèle ne résiste pas à
l’épisode communard : louée par
les communeux, la «vraie et
vaillante Parisienne» est issue du
peuple et manifeste, mais ses enne-
mis la transforment en pétroleuse,

hideuse, violente, «inversion radi-
cale de la Parisienne élégante et ci-
vilisée des élites».

Plasticité. La décennie 1880 re-
donne à la Parisienne, en une ver-
sion républicanisée, toute sa su-
perbe. Elle connaît alors sa Belle
Epoque, immortalisée par les écri-
vains, les peintres, la presse, les
événements typiques de la capitale
et leur prolongation dans les sta-
tions thermales et balnéaires. La
haute couture affine le chic pari-
sien, un raffinement discret, et les
actrices – Sarah Bernhardt «quin-
tessence même de la Parisienne» – ri-
valisent de «chien», fait d’élégance
et de sensualité. Mais la culture de

masse bouleverse les représenta-
tions : sont tout autant Parisiennes
les spectatrices huppées de l’Opéra
que celles du peuple du Moulin-
Rouge, l’icône du moment 1900 (la
danseuse Cléo de Mérode aux traits
­angéliques) que la populaire la
Goulue, les bourgeoises consom-
matrices des grands magasins que
la midinette des ateliers de confec-
tion et toutes les Parigotes à l’accent
si reconnaissable.
Jamais sans doute la Parisienne n’a
été aussi diffractée, au moment
même où émerge une «femme nou-
velle», instruite, sportive, souvent
féministe, qui la complète et la
­concurrence. Le XXe siècle prouve
la plasticité de ce mythe : de la gar-

çonne des années 20 aux actrices de
la Nouvelle Vague, en passant par
la Parisienne new look des an-
nées 50, pour aboutir à la version
d’Inès de La Fressange, la Pari-
sienne s’adapte, en conservant ses
fondamentaux, une part de son am-
biguïté, expression sans doute
d’une «inégalité des destins fémi-
nins ou masculins», mais peut-être
aussi d’«une forme d’émancipation
et d’agency».
Yannick Ripa

Emmanuelle Retaillaud
La Parisienne. Histoire
d’un mythe Du siècle
des Lumières à nos jours
Seuil, 432 pp., 23 €.

«Cocotte», «lionne»,
«chic et chien»...
L’historienne
Emmanuelle Retaillaud
raconte l’évolution
d’une figure qui finit
par faire corps avec
la Ville lumière.

Livres/


Libé week-end
Chaque samedi, retrouvez huit pages spéciales
consacrées à l’actualité littéraire. Cette
semaine, plongée dans les Œuvres complètes
de Roberto Bolaño (1953-2003), dont le premier
tome paraît aux Editions de L’Olivier. L’occasion
de découvrir les poèmes – dont nombre
d’inédits – de l’écrivain chilien.
Photo Witi De TERA. Opale.Leemage

«La Parisienne»,


un mythe


depuis belle


lorette


Dessin de Paul
Gavarni,
vers 1840.
Illustration akg-
images
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