Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

Flamme forte


Clotilde Hesme Rencontre à domicile avec l’actrice qui


a rendu sa défroque de muse arty et entend rééquilibrer


une balance audiovisuelle penchant vers le masculin.


Par Nathalie Rouiller
Photo Jérôme Bonnet

centre d’action ­sociale, puis nous tend un cliché de son père,
un gamin qu’on peine à imaginer greffier au tribunal.
Adoubée par le cinéma d’auteur, elle a tourné avec Philippe
Garrel, Christophe Honoré, les frères Larrieu. Aujourd’hui,
elle ne veut plus du terme égérie : «Y’en a marre d’être des mu-
ses !» Et, la parité en étendard, bataille contre la phallocratie.
Pour porter l’estocade, elle n’hésite pas à dégainer le test de
Bechdel, une évaluation en trois points de la présence fémi-
nine dans une œuvre audiovisuelle : Y a-t-il au moins
deux personnages féminins portant des noms? Ces deux fem-
mes se parlent-elles? Leur conversation porte-t-elle sur un
sujet autre qu’un personnage masculin? Récompensée
en 2012, elle réclame plus de transparence dans le fonction­-
nement d’une Académie déstabilisée et applaudit Adèle Hae-
nel qui brise l’omerta. Dans «son petit cercueil», un coffret en
bois estampillé «Produits du Sud-Ouest», son césar s’oxyde
et elle ne s’en offusque pas.
Ses sœurs Elodie et Annelise, qui évoluent dans le même mi-
lieu, la surnommaient «Petite Che Guevara» ou «Don Qui-
chotte». Polie et policée, l’actrice sait aussi lâcher la bride au
cow-boy à éperons qui sommeille en elle. Fabien Gorgeart,
réalisateur et ami, lui donne d’ailleurs du «John Wayne».
«Avant de la rencontrer, je la pensais distante, froide, intellec-
tuelle. En réalité, elle a un côté camarade de chambrée, pote
de service militaire. De par sa drôlerie et son énergie, elle me
fait sortir des clichés de représentation des filles.»
A un jet de pierres de son balcon, il y a le Cours Florent qu’elle
a fréquenté avant d’entrer au Conservatoire. Le théâtre, vital,
lui permet d’exister en tant que sujet. Elle aime l’engagement
physique que demande la
scène et l’imaginaire un peu
magie noire de ces projets
pas forcément efficaces ou
rentables. Réfractaire aux ré-
seaux sociaux, elle assume
son anachronisme en ne pé-
piant pas sur Twitter et en
frustrant les 583 abonnés
Instagram en attente de son
premier post. Elle ne renie
pourtant pas l’air du temps,
pratique le yoga et se reven-
dique décroissante.
Ni mariée ni pacsée, elle a
deux enfants avec son com-
pagnon technicien dans le ciné. Jean a 8 ans, Selma 3. Elle
les a mis au kung-fu, trouve essentiel de complimenter son
fils sur ses tenues et de ne pas bêtifier façon chienchien à su-
sucre avec sa fille. Observateur, l’aîné a remarqué que les tâ-
ches culi­naires incombaient surtout à son père et demandé
quel était le masculin de «féministe». Celle qui a tourné
­enceinte et tiré son lait entre deux prises voudrait qu’on
­octroie aux femmes la liberté de ne pas enfanter. Quand on
l’interroge sur l’instinct maternel, elle ouvre le bouquin Love
Me Tender de Constance Debré et lit : «Mère, ça n’existe pas.
Mère comme statut, comme identité, comme pouvoir ou non-
pouvoir, comme position, de dominé et de dominant, comme
victime et comme bourreau, ça n’existe pas [...]. Il y a l’amour,
et c’est tout autre chose.» Certaine que la famille est une insti-
tution à dépasser, elle ferait volontiers la peau à «la violence
générationnelle», ces histoires dont on hérite et qu’on trans-
met malgré soi. Pour elle, la sororité semble surtout avoir été
vecteur de vocations, si on l’écoute raconter les soirées télé
de son enfance, la série Santa Barbara où elle s’identifiait
au flic enquêteur, le cinéma américain et ses héros, les clips
de Balavoine sans cesse ­rejoués par le trio. «Bon, dans Petit
Homme mort au combat, j’étais le gosse décédé, donc je n’avais
pas grand-chose à faire», glisse la benjamine avec humour.
Dans l’isoloir, elle fut ­Hamon, puis Macron. Mais jure qu’on
ne lui refera pas le coup de l’homme providentiel.
­Aujourd’hui, elle soutient les profs et manifeste contre la loi
Blanquer.
Balayant les stéréotypes de genres, elle a parfois désarçonné
les hommes. Se souvient de sa déception en découvrant dans
un coin de la scène le bouquet de fleurs qu’elle avait fait livrer
à un amoureux théâtreux. Sinon, elle ne croit pas à une guerre
des sexes ni au puritanisme à nos portes. Avec ses deux
sœurs, elle bosse sur un projet de téléfilm. Le thème? La pre-
mière grève des femmes contre le droit de cuissage.•

1979 Naissance
à Troyes
2005 Les Amants
réguliers
(Philippe Garrel).
2012 César du
meilleur espoir.
2012 et 2015
Série les Revenants.
20 février 2020
Série Amour fou
(Mathias Gokalp), Arte.

L


e jour de l’interview de Clotilde Hesme, un renard joue
à cache-cache avec les services de la RATP. Planqué dans
une anfractuosité haute tension, le goupil égaré oblige
le métro à osciller mollo et à couiner moderato. Ce qui donne
au trajet vers le XIXe arrondissement et la tour où habite
­l’actrice une coloration touffue et un peu irréelle. Propriétaire
d’un 100 m^2 «avec vue sur le béton», la native de Troyes poussée
à la campagne joue d’emblée franc-jeu. Les
cours arborées et les faux-semblants
­végétalisés des bobos parisiens ne la
­branchent pas.
Sagement assise sur le coin de son lit pour les besoins de la
photo, inconsciente du regard admiratif que lui jette un lapin
de porcelaine, elle porte jeans, tee-shirt blanc et baskets. Son
mètre 78, la mélancolie intemporelle de ses prunelles vert
d’eau et sa bouche framboise écrasée l’ont parachutée dans
le mannequinat à 15 ans. Jean-Luc Brunel, pourvoyeur en
chair fraîche du Moloch Epstein, était le patron de son agence.
Alors, celle qui fut ambassadrice Chanel et laisse désormais
courir sur ses tempes quelques fils argentés tempête contre
l’impunité des puissants et prône l’imprescriptibilité pour les

viols sur mineurs. Dans Amour fou, la mini-série que diffuse
Arte, elle campe un médecin que le hasard d’une consultation
va faire basculer dans un passé jusque-là jugulé. Temporel et
affectif, le court-circuit révèle de sympathiques noirceurs et
entaille quelques certitudes sur le couple, les apparences et
le désir d’enfant. Mathias Gokalp, le réalisateur, évoque une
comédienne à la palette subtile. «Avec elle, il n’y a jamais de
mauvaise prise. Elle maîtrise l’ensemble du
scénario et construit le personnage de ma-
nière très large. Elle a toujours une lon-
gueur d’avance. Par contre, elle est
­tellement respectueuse des autres qu’elle se laisse parfois enva-
hir. Là, elle était en train de se faire grignoter son premier
rôle !» Interpréter la normalité quand elle franchit la bande
d’arrêt d’urgence et fait quelques tonneaux, Clotilde Hesme
adore. Mais elle n’a pas la névrose chevillée à l’âme. Tandis
que notre délire animalier gambade et qu’on se focalise sur
deux petites biches de ­pacotille complotant en silence dans
la bibliothèque, l’éner­gique quadra nous décoche de larges
sourires, ricoche avec brio sur tous les propos, décroche une
photo de sa mère, ­responsable des mises sous tutelle dans un

Le Portrait


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