Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

4 u Libération Jeudi^20 Février 2020


tions. Ce jour-là, dans la salle d’au-
dience, l’accusé est jugé pour con-
duite sans permis en état d’ivresse.
Isolé dans une loge vitrée, il est ex-
ceptionnellement défendu par une
quinzaine d’avocats. Pour Nathalie
Rivière, cette cage de verre repré-
sente bien «la succession des réfor-
mes de la justice, qui ont entraîné
une déshumanisation de la profes-
sion». Elle l’assure : «On ne veut plus
sentir la sueur des gens. D’où la mul-
tiplication des audiences à distance.
Parfois en visioconférence avec des
prévenus depuis leur cellule, ou bien
comme cet homme, placé dans un
box vitré. Il est bien plus facile de
condamner quelqu’un à qui on ne
fait pas face.» Cette défense excep-
tionnelle d’un accusé est pour eux
l’antithèse de ce qu’était devenu
leur métier, avant la grève dure pro-
noncée le 6 janvier. «Depuis des an-
nées, il n’y a que deux mots dans le
vocabulaire des juges et de l’institu-
tion : les stocks et les statistiques, dé-
plore Dominique Mari, avocate en
droit du travail. Cela montre bien
que la justice est entrée dans une lo-
gique de rendement, incompatible
avec le temps nécessaire pour enten-
dre la parole du justiciable. Certains
juges vont jusqu’à nous proposer de
ne pas plaider ou nous imposent des
plaidoiries minutées.»
Pour les jeunes avocats qui s’inves-
tissent dans le mouvement, comme
Hélène Kozaczyk, installée depuis
un an dans la profession, le choix de
faire grève n’est pas sans consé-

quence : «Depuis le début du mouve-
ment, je ferme un peu les yeux sur ma
trésorerie. On a conscience du péril
dans lequel on se met. Car tant que
les dossiers ne sont pas plaidés, ils ne
sont pas payés.» Des discussions sont
en cours à l’ordre des avocats pour
mettre en place une caisse de solida-
rité, «à la manière des cheminots».

«Insuffisance». A Caen, les avo-
cats grévistes trouvent aussi du sou-
tien chez certains magistrats qui ont
récemment appelé à des rencontres
avec le barreau. Pour Jean-François
Villette, délégué régional du syndi-
cat de la magistrature, «les décennies
se suivent et se ressemblent. On est
continuellement dans l’insuffisance
de moyens. Les magistrats sont deve-
nus les garants des objectifs chiffrés.
La seule préoccupation est devenue
l’économie budgétaire et cette ré-
forme entraîne pour nous une perte
d’indépendance». Marc Hédrich,
conseiller à la cour d’appel de Caen
et également membre du SM,
abonde : «Notre tribunal judiciaire
est dans un état lamentable. On
en est à manquer d’exemplaires du
code civil ou pénal pour les juridic-
tions. Cela nous a étonné que la mi-
nistre choisisse Caen pour vanter les
mérites de sa réforme et de ce tribu-
nal qui va si mal.» Et le magistrat de
s’inquiéter : «Beaucoup de confrères
sont démobilisés dans leur travail ou
font des burn-out.»
Charles Delouche
Envoyé spécial à Caen

L


es derniers soubresauts de la
tempête Ciara se font sentir
contre les larges baies vitrées
du tribunal judiciaire de Caen. L’édi-
fice, sorti de terre il y a tout juste
cinq ans pour remplacer l’ancien bâ-
timent jugé obsolète, pose déjà
question parmi les
juristes. Née d’un
partenariat pu-
blic-privé, l’en-
ceinte illustre
pour beaucoup la
« d é sh u m a n i s a -
tion» de tout un
système. Salles de
réunions exiguës,
avocats mis à dis-
tance et configuration
austère : pour les grévistes,
pas de doute : ces éléments «préfigu-
rent la violence de la justice». A l’aide

de vidéos captées sur leurs smart-
phones, beaucoup se remémorent la
visite mouvementée de la garde des
Sceaux, Nicole Belloubet, venue
le 8 janvier consacrer la fusion dé-
criée des tribunaux d’instance et de
grande instance en un unique «tri-
bunal judiciaire». Snobés alors qu’ils
l’attendaient à l’entrée des lieux, les
avocats ont alors mené un happe-
ning, vite repris par d’autres bar-
reaux dans le pays : jeter leur robe
noire aux pieds de la ministre, alors
même qu’elle commençait son dis-
cours. Pour Nathalie Rivière, avo-
cate du barreau de Caen, ce coup
d’éclat s’est «décidé en un instant. Ce
geste est l’exact reflet de notre
colère. On est si fiers de
porter la robe. La jeter
à terre, c’est dire
qu’on ne peut plus
défendre dans ces
conditions».
Au lendemain
d’une séance au tri-
bunal administratif
marquée par une série
de renvois refusés par le
juge, les avocats mobilisés se
réunissent petit à petit dans les cou-
loirs du rutilant tribunal judiciaire

de Caen. Devant la salle d’audience,
on échange conseils et arguments
avant un après-midi de comparu-
tions immédiates. Après sept se-
maines de grève, les dossiers s’accu-
mulent aux greffes, mais les avocats
du barreau caennais restent déter-
minés. C’est au pénal que les effets
de l’arrêt de travail sont les plus visi-
bles. De même pour les audiences
au tribunal correctionnel, avec des
affaires prévues pour être jugées en
novembre 2020 là où le délai normal
des renvois se situe autour d’un
mois. Environ 80 % des dossiers de
chaque audience du tribunal cor-
rectionnel et de la chambre des ap-
pels correctionnels ont été ren-
voyés, soit plus de 700 affaires,
auxquelles il faut aussi ajouter les
comparutions immédiates, quasi-
ment toutes reportées.

Cage de verre. Dans la cité de
Guillaume le Conquérant, les dé-
fenses massives de prévenus se
multiplient. Une stratégie de grève
du zèle : des plaidoiries à rallonge
s’instaurent, lors desquelles les avo-
cats venus en nombre défendent un
même prévenu et martèlent par la
même occasion leurs revendica-

A Caen, un mouvement dur


contre la «déshumanisation»


Au grand palais de
justice né de la fusion
des tribunaux de la
ville, les avocats,
premiers de France à
avoir jeté leurs robes,
restent mobilisés.

10 km

CALVADOS

MANCHE

EURE

SEINE
MARITIME

ORNE

Manche

Caen

A Caen le 13 février.
Des avocats avaient alors
organisé la défense
massive d’un prévenu.
Photos Christophe Halais

Événement

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