Libération - 20.02.2020

(C. Jardin) #1

Libération Jeudi 20 Février 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5


En Seine-Saint-Denis,
département déjà engorgé,
la mobilisation des avocats
perturbe le travail judiciaire.
Mais les magistrats leur
apportent leur soutien.

M


obilisés depuis plu-
sieurs semaines
contre la réforme
des retraites, les avocats dé-
noncent l’impact négatif,
pour certains d’entre eux, du
projet du gouvernement sur
leur propre système, dont
une forte hausse de leurs co-
tisations et une baisse de
leurs pensions.
Le système de retraite des
avocats est complexe. Rete-
nons qu’un avocat gagnant
43 000 euros – proche du re-
venu médian dans la profes-
sion – en début de carrière
paye près de 14 % de cotisa-
tions retraite. Le gouverne-
ment veut aligner progressi-
vement ce taux sur le taux
unique applicable à tous
après la réforme : 28 %. Soit,
au premier abord, un double-
ment du taux de cotisations,
ce que dénoncent les avocats.
Afin de compenser – partiel-

lement – cette hausse des
­cotisations retraite, le gou-
vernement prévoit de réduire
leur assiette de CSG et de
­cotisations sociales. Il argue
également que la profession
avait d’ores et déjà prévu
d’augmenter les cotisations
des avocats, hausse qu’il faut
intégrer dans la comparaison
entre le système actuel et la
situation après la réforme.
In fine, selon l’exécutif, le
passage, pour un avocat
­gagnant le ­revenu médian,
d’un taux de 14 % en 2019
à 28 % à terme, représenterait
(en ­intégrant changement
d’assiette et hausses déjà
­prévues) un effort réel non
pas de 14 points, mais de
5,3 points, qui plus est à
­partir de 2029. Soit une
hausse, à leur charge, d’un
peu plus d’un tiers de leurs
cotisations retraite et non pas
un doublement.

Etude indépendante
Côté prestations, le gouver-
nement met en avant une
hausse de pension de l’ordre
de 25 % pour ce même cas-
type, du fait de l’augmen­-
tation des cotisations re-
traite. Et ce, malgré une
baisse du rendement des co-
tisations (5,5 % dans le ré-

gime universel contre près
de 10 % dans le système ac-
tuel des avocats).
Le Conseil national des
­barreaux (CNB) a demandé
au cabinet Ernst & Young
d’expertiser l’exemple avancé
par l’exécutif. Et selon cette
étude, que nous nous som-
mes procurée, les conclusions
sont similaires à celles du
gouvernement. Quant au ni-
veau des pensions, E & Y ar-
rive aussi aux mêmes conclu-
sions que le gouvernement,
avec une hausse de 25 % pour
ce cas-type, sa retraite pas-
sant de 2 535 euros à 3 151 eu-
ros.
Mais cette simulation ne vaut
pas pour l’ensemble de la pro-
fession. L’étude d’E & Y évo-
que ainsi un autre exemple,
celui d’un avocat débutant sa
carrière à 23 000 euros an-
nuels (et voyant sa rémunéra-
tion évoluer de 1,3 % par an
ensuite). Or cette fois-ci, outre
une hausse de cotisations, ce
cas-type subirait une baisse
de 14 % de sa pension avec le
régime universel par rapport
au système actuel : 1 633 euros
par mois de pension après la
réforme, contre 1 892 euros
avec le régime actuel. Selon le
secrétariat d’Etat aux retrai-
tes, cependant, ce cas-type

serait alors rattrapé par le fu-
tur ­minimum de retraite
(qui n’est pas pris en compte
par l’étude d’E & Y), et qui
s’élèverait à 1 899 euros
en 2068, au moment de son
départ à la retraite. Soit une
retraite équivalente à celle
touchée dans le système ac-
tuel. Mais même selon cette
hypothèse, les avocats les
plus modestes apparaissent
comme les perdants de la ré-
forme : cotisant davantage, ils
auraient une retraite équiva-
lente.

Appel à la solidarité
Les avocats les plus aisés,
pour leur part, devraient bé-
néficier d’une réduction de
leurs contributions, selon le
gouvernement. Dans un do-
cument communiqué à la
profession, l’exécutif affirme
ainsi qu’au-delà de 1,8 pla-
fond sécu de rémunération
(74 000 euros par an), les avo-
cats ne subiraient aucune
hausse globale de cotisa-
tions, et qu’ils jouiraient
même d’une «nette» baisse
au-delà de 3 plafonds sécu
(123 400 euros). A charge
pour eux, selon l’exécutif, de
financer la hausse des cabi-
nets les plus modestes.
Luc Peillon

Retraites : pour les avocats les plus


modestes, une réforme défavorable


Le texte aurait
en revanche un
impact réduit
pour les salaires
médians, et
bénéfique pour
les plus élevés.

A


Bobigny, les allées du tribunal con-
naissent un calme inhabituel. Un con-
seil interpelle Me Agathe Grenouillet,
un pin’s «avocat en colère» sur sa robe. Point
sur la situation. «Ça se passe bien dans
la 17e chambre, la juge a renvoyé d’office tous
les dossiers», lance-t-il. «Pareil dans la 12e,
sans débat en plus !» renchérit-elle. Un petit
hic, soulevé par le premier :
«Dans la 14e, ça me paraît
plus compliqué...» «S’il y a
un souci, tu nous appelles et
on rapplique !» rassure Gre-
nouillet. Depuis le début de
la grève le 6 janvier, le bar-
reau de Seine-Saint-Denis,
et ses 600 avocats, vit au ra-
lenti. Et au rythme de happe-
nings viraux : comme ce 15 jan-
vier, une quarantaine de tentes
ont été plantées au cœur de la salle
des pas perdus. L’un des modes d’action du
barreau? La multiplication des demandes de

renvoi adressées lors des procès, qui vont ve-
nir alourdir, les mois à venir, un agenda déjà
extrêmement chargé.
Sur 1 200 affaires audiencées en janvier dans
la préfecture du 93, pas moins de 466 ont été
renvoyées. A quand? C’est la question. «Cela
risque d’entraîner de nouveaux renvois puis-
que les audiences vont exploser. Il nous faudra
au moins un an pour nous en remettre»,
s’alarme Fabienne Klein-Donati, procureure
de la République. «A ce train-là, c’est plus un
engorgement, c’est la noyade !» ironise une
greffière.

«Catastrophique». En Seine-Saint-Denis,
là où les délais d’audiencement sont histori-
quement hors normes, la grève n’a fait qu’exa-
cerber un phénomène d’engorgement
existant depuis des décennies.
«Bobigny était déjà une juridic-
tion sinistrée avant même le
mouvement de grève des avo-
cats, martèle Agathe Gre-
nouillet. J’ai un dossier qui
va être jugé neuf ans après
les faits.» Locaux inadaptés,
manque de moyens, de gref-
fiers, de magistrats pour vider
ce que l’on appelle les «stocks»,
ces audiences en attente... Tous dé-
crivent une situation «catastrophique» dans
le deuxième tribunal de France en nombre

d’affaires traitées. «Nous n’avons pas les
moyens de sa prétention. On fonctionne
comme un tribunal qui serait le vingtième sur
cette liste», se désole Grenouillet. «Impossible
d’absorber ces sept semaines d’arrêt, on est
toujours sur le fil», insiste Sophie Combes,
magistrate et représentante du Syndicat de
la magistrature. Pourtant, des moyens ont été
débloqués pour désengorger la juridiction :
des audiences supplémentaires ont été
­créées, les arrivées de 35 greffiers et 12 magis-
trats ont été amorcées et doivent s’étaler jus-
qu’au mois de mars. Une aide que «l’on ne
verra pas» à cause de la grève, relativise la
procureure. Sophie Combes nuance : «On
peut saluer cet effort, mais cela ne suffit pas.
Les besoins ici sont hors normes.»
Malgré les nerfs à vif et la fatigue qui com-
mence à se faire sentir, la solidarité reste le
maître-mot, à Bobigny. «On est tous dans la
même barque», lâche Lucie Delaporte, vice-
présidente chargée de l’instruction. Tous ap-
portent leur soutien aux avocats dans leur
combat. Même les greffiers, qui ont vu le
nombre de leurs missions doubler depuis le
début de la mobilisation. «On est le dommage
collatéral de cette grève, se désole un fonc-
tionnaire. Mais que voulez-vous? Je com-
prends leur grève. A leur place, j’aurais fait
pareil.» Même tonalité pour les magistrats,
qui parlent de «combat légitime qu’il faut sou-
tenir». «Quand on me demande des renvois,

j’accepte», affirme la juge Sophie Combes. Ces
bonnes relations entre avocats, magistrats et
greffiers permettent que la mobilisation se
poursuive sans accroc.

«Différences». A Bobigny, «l’avocat de
proximité», comme le décrit Agathe Gre-
nouillet, le commis d’office «qui plaide des dos-
siers en comparution immédiate, qui bosse le
week-end jusqu’à l’épuisement», est essentiel
dans cette juridiction où 70 % des habitants
sont éligibles à l’aide juridictionnelle. «Nous
ne pouvons pas travailler sans eux», maintient
Lucie Delaporte. Vendredi 14 février, une réu-
nion était organisée dans l’enceinte du tribu-
nal entre les différents acteurs. L’occasion pour
les greffiers et les magistrats de renouveler leur
soutien aux avocats, alors que les rejets des de-
mandes de renvoi se multiplient : le taux global
de renvois est ainsi passé de 42 % début janvier
à moins de 30 % aujourd’hui, selon le parquet.
«La grève dure commence maintenant», mar-
tèle l’avocate Meriem Ghenim. Qui appelle
tout le monde à rester souder, coûte que coûte.
«L’enjeu est tellement fondamental que les collè-
gues mettent de côté les différences qu’il a pu y
avoir par le passé, poursuit Cyril Papon, gref-
fier et secrétaire général de la CGT des chan-
celleries services judiciaires. La garde de
Sceaux essaye d’attiser des tensions entre nous.
Dommage pour elle, ça ne marchera pas.»
Donia ISMAIL

Au tribunal de Bobigny : «Les besoins ici sont


hors normes»


3 km

Saint-
Denis

VALDEMARNE

SEINE
SAINT
DENIS

VALD’OISE

PARIS

SEINE
ET
MARNE

Bobigny
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