Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

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CORONAVIRUS


DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020

0123


bruxelles ­ Bureau européen

A


lors que la décision
américaine d’interdire
l’accès des Etats­Unis
aux Européens et
aux autres étrangers ayant sé­
journé dans l’un des vingt­six
pays de l’espace Schengen entrait
en vigueur à l’aube, samedi
14 mars, plusieurs pays euro­
péens optaient pour la fermeture,
totale ou partielle, de leurs pro­
pres frontières. Vendredi, l’OMS a
déclaré que l’Europe était désor­
mais « l’épicentre » de la pandé­
mie, alors que l’urgence semblait
monter de plusieurs crans sur
l’ensemble du continent.
L’Autriche, La République tchè­
que, la Slovaquie, la Pologne ou le
Danemark semblaient ainsi don­
ner raison à Luca Zaia, le prési­
dent de la Vénétie, l’une des ré­
gions d’Europe les plus touchées
par la pandémie de coronavirus,
qui déclarait, vendredi, « désor­
mais Schengen n’existe plus, on
s’en souviendra dans les livres
d’histoire! » Cet élu de la Ligue
(extrême droite) résumait en fait
assez bien une perception géné­
rale, en Italie comme ailleurs.

« La mobilité répand la maladie »
Vendredi midi, à Bruxelles, la pré­
sidente de la Commission euro­
péenne Ursula von der Leyen, es­
pérant encore préserver les règles
de base de l’espace sans passe­
port, rappelait que « les interdic­
tions de voyage générales ne sont
pas considérées comme très effica­
ces par l’Organisation mondiale
de la santé » et plaidait plutôt
pour l’introduction de contrôles
sanitaires aux frontières.
Lors d’une réunion des minis­
tres de l’intérieur, la commissaire
suédoise Ylva Johansson lançait,
elle, un appel aux Etats membres
pour qu’ils adoptent des décisions
« coordonnées, opérationnelles,
proportionnées et efficaces ». Et, à
Paris, l’entourage d’Emmanuel
Macron, qui avait critiqué mardi
12 mars, les décisions de l’Autriche
et de la Slovénie de fermer ou de li­
miter l’accès de leur territoire de­
puis l’Italie, plaidait aussi contre
« des mesures en ordre dispersé, qui
ne sont pas bonnes », surtout lors­

qu’elles visent un ou des voisins.
Paris prône en fait surtout des me­
sures de contrôle renforcé aux
frontières extérieures de Schen­
gen, dans les deux sens, sans pré­
ciser les pays concernés dans le
monde. On peut penser à une
éventuelle réciprocité avec les
Etats­Unis, la Chine ou l’Iran. Une
mesure qui viserait aussi à éviter
les arrivées de pays à risques, afin
d’éviter que l’épidémie se propage
encore plus et que le système de
soins soit davantage submergé.
Surtout soucieux du sort de
leurs propres citoyens, alors que
l’Italie, l’Espagne, la France ou l’Al­
lemagne voient l’épidémie pro­
gresser rapidement, des pays ont
préféré annoncer, sans coordina­
tion, des fermetures de frontières
intérieures de l’Union euro­
péenne. C’est le cas pour la Slova­
quie, depuis vendredi. Ce le sera,
dimanche à minuit, pour la Répu­
blique tchèque. La Slovénie opère,
elle, des contrôles sanitaires sys­
tématiques à la frontière ita­
lienne, mais il suffit de ne pas pré­
senter de symptômes pour pou­
voir passer. La Hongrie pratique
également des contrôles sanitai­
res (allégés) à ses frontières occi­
dentales, et interdit aux Italiens
d’entrer sur son territoire.
A Varsovie, le gouvernement
polonais a décrété quant à lui,
vendredi soir, « l’état de menace
épidémiologique » pour dix jours.
Il prévoit notamment que les
contrôles aux frontières sont ré­
tablis pour les personnes, avec
une interdiction d’entrer pour les
étrangers, sauf s’ils travaillent
dans le pays. Tous les nationaux
qui reviennent au bercail seront
envoyés en quarantaine pendant
quinze jours.
En Europe centrale, les gouver­
nements et les populations loca­
les sont très sensibles au thème
des frontières depuis la crise mi­
gratoire de 2015. Le premier mi­
nistre hongrois nationaliste Vik­
tor Orban a même fait explicite­
ment le lien entre coronavirus et
immigration : « La mobilité ré­
pand la maladie, et l’immigration
c’est la mobilité même », a­t­il ex­
pliqué. Le virus est, pour l’instant,
peu répandu en République tchè­
que, et quasiment absent en

Hongrie et en Slovaquie. Au Da­
nemark, la fermeture des frontiè­
res devait entrer en vigueur sa­
medi à 12 heures et durer jusqu’au
13 avril. Les Danois séjournant à
l’étranger ont été invités à rega­
gner leur pays le plus vite possible
et la première ministre, Mette
Frederiksen, a déclaré que l’armée
pourrait être appelée en renfort
aux frontières. L’Allemagne, la
Norvège et la Suède ont été infor­
mées préalablement mais, visi­
blement, pas les institutions
européennes.
C’est toutefois l’Autriche qui a
pris la première des mesures res­
trictives. Dès mercredi 11 mars, elle
a introduit des contrôles systéma­
tiques à sa frontière avec l’Italie,
imposant aux étrangers de pré­
senter un test négatif au coronavi­
rus de moins de quatre jours pour
entrer. Une mesure étendue ven­
dredi à la Suisse, laquelle – non
membre de l’UE mais bien de
Schengen – décidait peu après
d’instaurer des contrôles « au cas
par cas » à ses frontières et de limi­
ter drastiquement l’accès à son
territoire à partir de l’Italie.
Ces mesures ont rapidement
créé des longues files d’attente,

notamment au col du Brenner, un
des principaux axes de circulation
du Vieux Continent, reliant l’Italie
à l’Autriche. Vienne a réinstallé
dans l’urgence des guérites de gar­
des­frontières sur l’autoroute, à
l’endroit même où elles avaient
été démontées après l’adhésion
du pays à l’espace Schengen,
en 1997. Le transport des mar­
chandises reste autorisé mais est il
est très perturbé du fait des con­
trôles sanitaires sur les chauffeurs.
Même durement touchée, l’Es­
pagne, qui a décrété « l’état
d’alarme », refuse, elle, de fermer
ses frontières avec la France et le
Portugal ou d’y rétablir des con­
trôles. Le premier ministre socia­
liste Pedro Sanchez évoquait ven­

dredi un virus « qui ne se soucie
pas des frontières, ni intérieures ni
extérieures ».
L’Allemagne est sur la même li­
gne. « Nous n’allons pas nous dé­
barrasser du virus en rendant nos
frontières étanches », a expliqué
Jens Spahn, le ministre de la
santé, mercredi 11 mars. La sur­
veillance est cependant renforcée
et, jeudi, le ministre de l’intérieur,
Horst Seehofer, a demandé à la
police fédérale d’« intensifier » les
contrôles des personnes à leur en­
trée sur le territoire. Toutes les
frontières du pays sont concer­
nées, mais c’est surtout le long de
celle avec la France que les contrô­
les ont été renforcés, après la déci­
sion prise mercredi par l’institut
allemand de santé Robert­Koch
de classer « zone à haut risque » la
région Grand­Est.

« Le début de la fin de l’Europe »
Mis à mal par la crise migratoire
et les attentats djihadistes, la
zone Schengen résistera­t­elle
à l’épreuve du Covid­19? Les
vingt­six pays qui composent
l’espace ont la possibilité de réta­
blir des contrôles exceptionnels
et temporaires « en cas de me­

Les équipes
polonaises de
contrôle sanitaire
des passagers,
à la frontière
avec l’Allemagne,
le 9 mars.
ODD ANDERSEN/AFP

Paris prône
des mesures de
contrôle renforcé
aux frontières
extérieures
de Schengen, dans
les deux sens

nace grave pour l’ordre public ou
la sécurité intérieure ». L’intro­
duction de contrôles aux frontiè­
res internes de l’UE pour des rai­
sons sanitaires est, en revanche,
une première, selon la Commis­
sion européenne. Elle dit com­
prendre l’urgence, sans cacher sa
crainte que les contrôles prolon­
gés ne signifient « le début de la
fin de l’Europe », comme le prédi­
sait un commissaire en 2017.
Après 2015, la France avait invo­
qué le danger terroriste, tandis
que l’Allemagne, le Danemark,
l’Autriche, la Suède et la Norvège
décidaient de contrôler davan­
tage pour des raisons liées à la
pression migratoire.
Bruxelles avait prôné que les
contrôles devaient demeurer
« l’exception », même s’ils pou­
vaient durer jusqu’à trois ans. A
condition toutefois que le pays
concerné se coordonne avec ses
voisins, recueille l’autorisation
des autres Etats membres et
convainque la Commission. Des
règles largement oubliées cette
fois encore.
jean­pierre stroobants
et nos correspondants
européens

neuf médecins réanimateurs, pédiatres
et infirmiers chinois sont arrivés, jeudi
12 mars, à Rome à bord d’un vol spécial, ap­
portant 30 tonnes de matériel sanitaire.
Cette aide de la Chine, premier pays touché
par l’épidémie de Covid­19 avec, à la date
du vendredi 13 mars, près de 81 000 cas et
4 955 décès, à l’Italie, deuxième pays con­
cerné, avec plus de 15 000 cas et 1 016 morts
enregistrés, est un symbole fort du change­
ment de centre de gravité de la pandémie.
Et la parfaite illustration du constat du
directeur général de l’OMS, Tedros Adha­
nom Ghebreyesus : « L’Europe est devenue
l’épicentre de la pandémie, avec plus de cas
et de morts que dans le reste du monde,
sans compter la Chine », a­t­il déclaré, ven­
dredi. « Plus de cas nouveaux y sont rappor­
tés chaque jour que ce qui pouvait être
compté au plus fort de l’épidémie en Chine. »
Le dernier décompte, au 14 mars, fait état
de plus de 145 000 cas, en provenance de
123 pays et territoires, près de 5 500 person­
nes ayant perdu la vie. Après la Chine, c’est

en Italie que le Covid­19 a le plus tué
(1 266 morts), puis en Iran avec 514 morts


  • selon les chiffres officiels qui sous­esti­
    ment peut­être l’ampleur de l’épidémie –,
    en Espagne, 133 morts, en France, 79 morts,
    et en Corée du Sud, 72.


Progression la plus rapide du virus
Cette caractérisation de l’Europe comme
« épicentre » de la pandémie met surtout
en lumière la progression plus rapide de la
propagation du virus dans la plupart de
ses pays. Ainsi, alors que la Chine n’a
compté « que » 40 nouveaux morts et
67 nouveaux cas, ces trois derniers jours,
les chiffres ont explosé en Italie, plus
5 941 cas et 553 morts supplémentaires. En
Espagne comme en France ou en Allema­
gne, le nombre de personnes infectées a
plus que doublé en trois jours, et celui des
personnes décédées a aussi bondi.
Les chiffres sont clairs : sur les quelque
52 000 cas de Covid­19 comptés au 13 mars
dans le monde, hors la Chine, les pays

européens peuvent en revendiquer plus de
la moitié avec près de 30 000 cas. Rien
d’étonnant dans ces conditions que l’Eu­
rope voie ses frontières intérieures se
fermer les unes après les autres, du
Danemark à la Pologne, de Chypre à la
République tchèque.
Face à l’extension de la pandémie à
l’ensemble de la planète, « aucun pays re­
gardant un autre pays touché gravement
par l’épidémie ne doit penser que “cela ne
peut lui arriver”, sauf à commettre une
erreur funeste, car cela peut survenir dans
tous les pays », a aussi jugé Tedros
Adhanom Ghebreyesus. « L’expérience de
la Chine, de la République de Corée, de Sin­
gapour et autres, montre clairement que
l’intensité dans les tests et la recherche de
contacts, combinée à des mesures de dis­
tanciation sociale et de mobilisation des
communautés, peuvent prévenir l’infec­
tion et sauver des vies », a observé le direc­
teur général de l’OMS.
rémi barroux

Pour l’OMS, le Vieux Continent est l’« épicentre » de la crise


Dans la tourmente, l’Europe se cloisonne


L’espace Schengen est mis à rude épreuve par la pandémie, alors que plusieurs pays ont fermé leurs frontières

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