Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

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GÉOPOLITIQUE


DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020

0123


bagdad, nassiriya (irak) ­ envoyée spéciale

D


epuis octobre 2019, Abdallah
ne regagne qu’au milieu de
la nuit la modeste demeure
familiale située dans une
ruelle cahoteuse du quartier
de Sadr City, dans la banlieue
de Bagdad, égayée de fanions colorés et de
portraits de l’imam chiite Ali. Une fois termi­
nés ses cours d’administration à l’université,
l’Irakien de 23 ans, coiffé d’une houppette tra­
vaillée au gel et vêtu d’un jean « slim » comme
tous les jeunes de son âge, passe plusieurs
heures avec les manifestants de la place Ta­
hrir qui réclament la « chute du régime ».
Même quand pleuvent les grenades lacrymo­
gènes et les balles. Même quand Moqtada Al­
Sadr poste des Tweet rageurs pour critiquer la
tournure que prend le mouvement ou en­
joindre à ses partisans de quitter le sit­in.
Abdallah s’est mis à suivre à la lettre les in­
jonctions du chef populiste chiite et les di­
rectives relayées par ses cadres à Sadr City
dès l’âge de 15 ans. Mais la « révolution d’oc­
tobre » a éprouvé sa loyauté, ainsi que celle
de nombreux sadristes de sa génération qui
ont épousé, corps et âme, ce large mouve­
ment contestataire parti des quartiers défa­
vorisés chiites de Bagdad et du sud du pays.
Chantre nationaliste et réformiste autopro­
clamé, devenu en 2018 la première force poli­
tique du pays grâce à sa base de plusieurs
millions de chiites marginalisés, Moqtada
Al­Sadr n’aura apporté au mouvement
qu’un soutien en demi­teinte, sans jamais
réussir à en prendre la tête.

TROUBLE-FÊTE ET STABILISATEUR
Un pied dans le pouvoir, un autre dans l’op­
position : cette stratégie a montré ses limites
face à des revendications de plus en plus ra­
dicales. Car ce que les contestataires récla­
ment, ce n’est rien de moins que la refonte
du système politique instauré après l’inva­
sion américaine de 2003 et le renouvelle­
ment de la classe politique, dont la gabegie,
la corruption, le confessionnalisme et la sou­
mission aux ingérences étrangères – surtout
de l’Iran – sont perçus comme autant de cau­
ses de la faillite de l’Etat. « Moqtada Al­Sadr
n’a jamais été un révolutionnaire, analyse
l’expert Renad Mansour dans une note pour
le centre de réflexion Chatham House. Il veut
se tailler un rôle à la fois de trouble­fête et de
stabilisateur pour maximiser son influence
politique. Cette stratégie tend à la préserva­
tion du système politique, non à son renverse­
ment. Forcé de choisir entre les deux rôles, il a
opté pour le second. »
Ce chef de milice devenu leader politique
est coutumier des revirements et des coups
d’éclat, mais après l’assassinat par une
frappe de drone américaine à Bagdad, le
3 janvier, du général iranien Ghassem Solei­
mani et de son lieutenant en Irak, Abou Ma­
hdi Al­Mohandes, ses volte­face au sujet de
la « révolution d’octobre » sont devenues lé­
gion, divisant ses propres rangs sadristes. Le
jeune Abdallah n’a pas obtempéré quand M.
Sadr a demandé à ses partisans de quitter les
sit­in, le 24 janvier. Il n’a pas davantage ré­
pondu à ses appels, une semaine plus tard, à
revenir encadrer les sit­in.
« Je l’aime toujours, mais je ne lui obéis plus
aveuglément, comme le font certains. C’est ma
décision d’y aller ou pas. Sayyed Moqtada
change d’avis tout le temps, c’est énervant. Il a
fait des choix qui ne sont pas justes », dit Ab­
dallah. Ce libre arbitre, le jeune homme dit
l’avoir acquis sur les bancs de la fac. « Au lycée,
je le suivais avec passion, comme ces gens qui
continuent à dire que le Sayyed [titre honorifi­
que signifiant « descendant du Prophète »] ne
peut pas avoir tort. Beaucoup de mes amis à
Sadr City sont comme ça, ils ont l’esprit étroit.
Moi, mon esprit s’est ouvert à l’université, en
discutant avec d’autres, en échangeant nos
opinions », poursuit­il. Il assure que la moitié
des jeunes de Sadr City, parmi ceux qui sont
étudiants ou jeunes diplômés, pensent
comme lui. « Le quartier change », dit­il.
Comme beaucoup des 3 millions d’habi­
tants qui s’entassent dans la cité­banlieue
chiite, Abdallah est « tombé en passion » à
l’adolescence. « J’aime le Sayyed Moqtada et
son père », confie­t­il. L’ayatollah Moham­
med Sadeq Al­Sadr fut l’une des plus hautes
autorités chiites d’Irak, jusqu’à son assassi­
nat avec deux de ses fils, en 1999. Après le
soulèvement chiite de 1991, qu’il a écrasé
dans le sang, Saddam Hussein avait pris om­
brage de la vénération que suscitait l’ayatol­
lah chez les populations chiites défavorisées,
friands de ses sermons fustigeant les Etats­
Unis, Israël et la dictature. En 1980, le prési­
dent irakien avait déjà fait exécuter le patriar­
che du clan, l’ayatollah Mohammed Bakr Al­
Sadr, fondateur du mouvement islamique
chiite Al­Daawa qui prônait un chiisme con­
servateur et social face à l’idéologie laïque du
parti unique Baas.
Quand Moqtada Al­Sadr reprend le flam­
beau familial en 2003, c’est un jeune
homme bedonnant de 29 ans, dépourvu de
l’autorité religieuse et du charisme de ses

Irak Les sadristes

face à leurs divisions

Après avoir échoué à prendre la tête du grand mouvement de contestation


populaire, le leader chiite Moqtada Al­Sadr a multiplié les revirements


politiques. Ses échecs stratégiques, et ses hésitations face à Téhéran,


l’ont fragilisé sur la scène irakienne tout en déstabilisant ses fidèles


En haut : Bagdad, le 11 février. Des sadristes manifestent en faveur du pouvoir sur la place Tahrir, lieu symbolique de la contestation.
En bas : le même jour, des jeunes opposants à Moqtada Al­Sadr sont venus narguer les sadristes qui défilaient. PHOTOS : LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »

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