24 |géopolitique DIMANCHE 15 LUNDI 16 MARS 2020
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ENTRETIEN
E
n août 2014, les combattants de
l’organisation Etat islamique (EI)
se sont emparés du Sinjar, une
province du nord de l’Irak, ber
ceau de la communauté yézidie,
unie autour d’une religion an
cienne préislamique. Jugés « apostats » par
l’EI, les yézidis ont été victimes d’un géno
cide, selon les Nations unies.
Plus de 5 000 hommes et adolescents ont
été tués, tandis que plusieurs milliers de fem
mes et de fillettes ont été enlevées et réduites
en l’esclavage sexuel. Issue de cette commu
nauté, Nagham Nawzat Hasan est une gyné
cologue irakienne de 41 ans. Depuis 2014, elle
consacre sa vie aux survivantes yézidies,
auprès desquelles elle a recueilli des centai
nes de témoignages.
Pour la première fois, un tribunal irakien
a condamné un combattant de l’EI pour
les sévices qu’il avait infligés à une yézi
die. C’est aussi la première fois qu’une
survivante de cette communauté témoi
gne devant la justice, face à son bourreau.
Estce encourageant, ou estce trop peu,
trop tard?
Ce premier procès en Irak est important.
Comme l’est celui, inédit, qui se tient à Mu
nich [Jennifer Wenisch, une Allemande de
28 ans qui s’était enrôlée dans la police des
mœurs de l’EI, est accusée d’avoir laissé mou
rir de soif une fillette yézidie de 5 ans, achetée
comme esclave en Irak en 2015. Elle est pour
suivie pour crimes de guerre, crimes contre
l’humanité, trafic d’êtres humains et torture].
Justice doit être rendue, mais il aurait fallu s’y
prendre beaucoup plus tôt. La justice est pri
mordiale afin que les victimes de violences
sexuelles puissent soigner leurs blessures et
se reconstruire. C’est également important
pour la communauté yézidie, mais ce n’est
pas suffisant.
On attendait des organisations internatio
nales qui sont venues sur le terrain [en Irak]
et ont rencontré les victimes, que des mesu
res soient prises plus rapidement. Seule la
communauté internationale peut nous ap
porter un soutien réel en matière de justice.
Nous espérons une réponse organisée, qui
s’appuie sur les organisations yézidies. On
aimerait notamment que la France suive
l’exemple de l’Allemagne et juge les combat
tants français [de l’EI] pour leurs crimes con
tre les yézidis.
Quels sont les obstacles au jugement
des crimes commis contre les yézidis
en Irak?
Depuis 2014 et le début de mon travail
auprès des survivantes de Daech [acronyme
arabe de l’EI], je suis en contact avec les orga
nisations internationales. Ensemble, nous
faisons pression sur l’Etat irakien pour faire
avancer, sur le terrain, la justice dans le pays.
Mais il y a des retards et un manque d’inté
rêt pour la question yézidie, délaissée de
puis longtemps. Les autorités irakiennes
n’ont jamais essayé d’entrer en contact avec
les professionnels qui travaillent auprès de
cette communauté. Elles n’ont jamais dé
noncé ce qui s’est passé. C’est en train de
changer grâce à la pression des activistes yé
zidis. Dans la région autonome du Kurdistan
irakien, il existe déjà un centre d’aide aux fa
milles des victimes, aux déplacés et aux sur
vivants. Certes, ce problème concerne des
populations qui vivent toutes dans le nord
de l’Irak, mais on s’attendait à ce que le gou
vernement fédéral coopère et nous aide.
Cela n’a pas été le cas.
Or c’est important pour restaurer la con
fiance des yézidis en la société dans laquelle
ils vivent. Daech a perpétré des crimes à l’en
contre de tous les Irakiens. Cependant, le cas
des yézidis est particulier, car les hommes
ont été systématiquement tués et les fem
mes réduites en esclavage. La confiance en la
société irakienne a été rompue. Dans le pays,
tout le monde parle de « réconciliation ». Je
n’y suis pas opposée, mais avec qui allons
nous nous réconcilier? Avec les combattants
de Daech? Tant que la justice n’aura pas été
rendue, c’est impossible. La communauté in
ternationale doit faire pression pour que jus
tice soit rendue. Elle est notre seul garant. Le
sort des yézidis suscite la sympathie, mais
cela ne suffit pas : il faut des actes.
Qu’attendezvous précisément
en matière de justice?
Le plus important pour juger les crimes
commis contre les yézidis est de mettre sur
pied un tribunal spécial international car,
dans la loi irakienne, le crime de génocide
n’existe pas. Il y a un vide juridique. Pour le
moment, les combattants de Daech ne sont
jugés que pour appartenance à une organisa
tion terroriste. Une solution serait d’ajouter
dans la loi irakienne le crime de génocide, qui
permettrait aux victimes yézidies d’engager
des poursuites sur cette base, mais, dans
l’idéal, il faudrait une juridiction spéciale.
Certains juges mettent en avant la diffi
culté de faire témoigner les survivantes
yézidies. Ontelles peur de la stigmatisa
tion sociale?
Il est vrai que des femmes refusent de té
moigner au tribunal. Je les y encourage, car
c’est le lieu où leur parole peut avoir un effet.
La communauté yézidie s’est montrée ac
cueillante envers ces femmes, leur signifiant
qu’elles ne devaient pas craindre la société en
tant que femmes violées. Cependant, bien
que son « califat » ait disparu, Daech reste
une menace et pourrait revenir. Cette peur de
Daech, ainsi que les menaces proférées par
ses membres de tuer ou d’enlever à nouveau
ces femmes sont ce qui les retient de témoi
gner publiquement.
Le chef spirituel des yézidis, le Baba
Cheikh, a promulgué un édit religieux
(fatwa) pour que soient réintégrées les
survivantes au sein de la communauté,
malgré leur conversion forcée à l’islam.
Cette réintégration estelle une réalité?
Les yézidis forment une communauté fer
mée, dans laquelle il est impossible d’entrer,
ou de rentrer si l’on en est sorti. Les combat
tants de Daech, qui sont à 70 % irakiens, con
naissent ces traditions. Ils disaient aux fem
mes devenues otages qu’étant désormais
converties à l’islam, elles ne pourraient plus
redevenir yézidies. La fatwa du Baba Cheikh a
encouragé nombre d’entre elles à fuir et à
échapper à leurs bourreaux. Plus de 3 400
femmes et enfants sont revenus. Leurs fa
milles se sont montrées plutôt accueillantes.
Notre travail s’est alors focalisé sur la prise en
charge des survivantes.
L’accueil est en revanche difficile
pour les enfants nés du viol d’une yézidie
par un membre de l’EI...
Oui, et d’abord se pose un problème d’ordre
religieux. Selon la loi irakienne, un enfant né
de père inconnu – ce qui est le cas de tous les
enfants des combattants de Daech – est enre
gistré d’office comme musulman. Par consé
quent, sa mère devient elle aussi musul
mane, ainsi que ses autres enfants. Nous
avons demandé à des experts de la jurispru
dence islamique d’intervenir pour que la loi
soit modifiée. En vain.
Se pose ensuite un problème de nature so
ciétale. Pour un homme dont l’épouse a été
violée – même par un yézidi –, il est quasi
ment inenvisageable d’élever un enfant qui
serait le fruit de ce viol. L’enfant est con
fronté à la rigidité de la communauté yézi
die. Tout le monde dira de lui qu’il est un en
fant de Daech et que son père est un terro
riste. Il subira un traumatisme intermina
ble, et ses blessures ainsi que celles de sa
famille se rouvriront sans cesse. Dans ce
contexte, il est préférable que ces enfants
soient recueillis dans d’autres pays où ils
pourront se reconstruire.
Les survivantes yézidies parviennentelles
à surmonter leurs traumatismes?
Elles sont dans un état de grande vulnérabi
lité psychologique, en raison des viols, des
violences physiques, mais aussi des difficul
tés qu’elles rencontrent à leur retour. Elles se
retrouvent dans des camps de réfugiés où il
y a à peine de quoi survivre. Beaucoup ont
tout perdu et sont accueillies par des pro
ches qui sont euxmêmes dans une situa
tion économique compliquée. Par ailleurs,
3 000 yézidies sont encore portées dispa
rues, et on ignore si elles sont vivantes. Dans
de telles conditions, le suivi psychologique
et la reconstruction personnelle ne peuvent
pas être menés. Les questions de la justice et
des conditions matérielles de vie doivent
être résolues au préalable.
J’ai travaillé auprès de plus de 1 200 fem
mes avec un programme gouvernemental
allemand consistant à soigner les victimes
en Allemagne. Seuls les programmes d’émi
gration vers la France, l’Allemagne, l’Austra
lie et le Canada se révèlent efficaces pour
leur reconstruction psychologique. Dans
ces pays, les femmes bénéficient d’un suivi
médical, d’une assurancemaladie et du
sentiment de sécurité. Les survivantes qui
demeurent dans les camps de réfugiés n’en
trevoient aucune lueur d’espoir.
Cette émigration ne portetelle pas
le risque de voir, à terme, la commu
nauté yézidie disparaître de son berceau
d’origine?
Pour nous, yézidis, il est très difficile de
quitter la terre de nos ancêtres et de nos
prophètes, où nous avons toujours vécu en
paix et dignement. L’émigration est
comme un second génocide mais, pour ces
femmes, il n’y a actuellement pas d’autre
choix. En Europe, elles pourront vivre li
bres, sans être stigmatisée comme citoyen
nes de seconde zone parce qu’elles sont
yézidies. En Europe, la loi ne distingue pas
les personnes en fonction de la religion ou
de l’ethnie.
Le risque de disparition des yézidis en Irak
existe, si aucune protection internationale
ne leur est accordée. C’est la 74e fois de son
histoire que cette communauté est victime
de persécution religieuse, et il n’existe
aucune garantie que cela ne se reproduise
pas. Sans actions concrètes mises en œuvre
par la communauté internationale, en
coordination avec le gouvernement irakien
et le Kurdistan irakien, les gens continue
ront à partir.
propos recueillis par hélène sallon
« Three Women Hanging »
(« Trois femmes pendues »,
encre sur papier, 2008),
d’Hayv Kahraman.
Hayv Kahraman
Née en 1981 à Bagdad, elle
passe une partie de son
enfance en Suède, où sa
famille a émigré après la
guerre du Golfe (1990-1991).
Elle étudie les beaux arts à
l’université d’Umea, puis en
Italie, à l’Académie de
Florence. Aujourd’hui, cette
peintre-sculptrice vit et
travaille à Los Angeles.
A travers ses œuvres, elle
aborde les questions de
l’identité féminine par le
prisme de son expérience
de réfugiée et des maux qui
affligent son pays d’origine.
Ses tableaux peints sur toile
de lin, d’inspiration persane,
japonaise et italienne de la
Renaissance, représentent
souvent des femmes
brunes, pâles, environnées
de motifs géométriques
islamiques.
De San Francisco à Dubaï,
en passant par Saint-Louis,
Miami, New York,
Londres..., les œuvres
d’Hayv Kahraman ont fait,
depuis 2003, l’objet de très
nombreuses expositions.
Nagham Nawzat
« Les survivantes
yézidies d’Irak n’ont
pas d’autre choix
que d’émigrer »
La gynécologue irakienne travaille
depuis 2014 auprès des yézidies qui ont
été persécutées par l’EI. Pour elle,
ces survivantes ne trouveront leur salut
qu’en dehors de l’Irak, afin de pouvoir
se reconstruire, sans être stigmatisées
comme citoyennes de seconde zone
SAFIN HAMED/AFP