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assistante scolaire enchaînait les foots
shake dans les couloirs avec les parents, et
tout le monde rigolait, un peu comme si
on était à la veille des grandes vacances.
Audelà du son côté tragique, l’épidémie a
aussi eu pour effet de casser la routine. »
On trouve même aujourd’hui des
tutos de foot shake sur l’application Tik
Tok, laissant à penser que nos façons de
se dire bonjour sont en train de se trans
former en un remake de La La Land. Sur
les réseaux, la pression liée à l’épidémie
semble se relâcher à travers l’audace, la
créativité et l’humour. C’est ainsi que l’on
a vu, le 7 mars, les joueurs de NBA Tobias
Harris et Kyle O’Quinn prendre le contre
pied de l’angoisse ambiante en se faisant
avant le match, une « poignée de main
coronavirus » : un check qui mime un la
vage de mains au gel hydroalcoolique.
Des internautes partagent leurs saluts,
comme la déroutante variante fesses
contre fesses, le « thai wai » (mains join
tes devant le visage) ou « the wave » (une
oscillation distante de la main, façon
Pape François en tournée).
Les dirigeants politiques et repré
sentants officiels, surtout aux EtatsUnis,
ont, eux, préféré faire des démonstrations
d’elbow bump – tapage de coude – pour se
saluer, pas franchement la variante la
plus hygiénique. A travers ces nouveaux
codes, c’est comme si chacun dessinait
les contours d’une microcommunauté.
Rappelant la signalétique d’appartenance
des gangs américains, le check sert tout
autant à se dire bonjour qu’à délimiter
un espace psychique sécurisé dans son
environnement proche.
Nos réflexes de salutation os
cillent ainsi entre la crainte d’être conta
miné, la symbolique sociale réinventée et
la difficulté de couper le contact. « Saluer
quelqu’un ne signifie pas lui souhaiter une
bonne journée. C’est un acte symbolique
pour lui dire : je vous reconnais, vous faites
partie de mes connaissances, vous n’êtes
pas un individu transparent », ajoute
Dominique Picard, qui affirme que si
dans chaque culture, groupe social, mi
croculture, « la ritualisation du salut est
nécessaire, c’est parce qu’elle répond à no
tre besoin de reconnaissance identitaire
et nourrit notre sentiment d’exister ».
Au Moyen Age, on se serrait la
main pour dire « je ne suis pas armé, tu
peux avoir confiance. » On la secouait
pour vérifier qu’aucune arme n’était ca
chée dans la manche. Lorsque le monde
n’est pas confronté à la propagation d’un
virus, la pratique sociale de la poignée de
main est une preuve de confiance. Parfois
un premier pas qui montre qu’on a du
respect, de l’empathie pour l’autre, qu’on
ne vient pas avec de mauvaises inten
tions. Mais aujourd’hui, la main est deve
nue l’arme, objet de suspicion et de mé
fiance. C’est plutôt en ne se la serrant pas
qu’on se soucie de l’autre.
Quand Angela Merkel a tendu la
sienne, le 2 mars, à Horst Seehofer, le
ministre de l’intérieur allemand, celuici
a refusé de la serrer, en lui faisant signe
de s’éloigner. « Avant le coronavirus, son
geste aurait été l’incarnation des mauvai
ses manières », légende The Guardian,
sous la vidéo qui a été vue près de 79 000
fois en moins d’une semaine. Mais,
« c’était la bonne chose à faire », a déclaré
en souriant la chancelière allemande, qui
a « immédiatement levé les mains en l’air ».
La bonne attitude à adopter dans
le contexte actuel, qui réactive une cer
taine forme d’hygiénisme social, serait
alors une sorte de compromis entre faire
acte de civilité, tout en protégeant notre
intimité, et a fortiori, notre santé. « La
crainte de la contamination apparaît
comme quelque chose qui brise une habi
tude bien ancrée dans nos mentalités », se
lon Dominique Picard, qui inscrit le rituel
du salut comme « un automatisme fai
sant partie d’une chaîne de comporte
ments sociaux presque obligatoires ».
Sauf que dire : « non je ne te tou
che pas », c’est aussi dire : « j’ai peur », et ce
n’est pas si simple. Charles F., trentenaire
parisien, déplore « la psychose qui s’est
installée » sur son lieu de travail, « à cause
des médias ». Pour contourner la parano,
il passe par l’humour. « Quand je vois
mon boss essayer d’ouvrir les portes avec
ses coudes, ou que j’entends certains collè
gues remonter le fil de chaque moment de
leur vie quotidienne de ces dernières se
« Quand je vois
mon boss
essayer d’ouvrir
les portes
avec son coude,
ça me saoule »
Charles F., trentenaire parisien
Saverio Tomasella est psycha-
nalyste, auteur de « Ces amitiés
qui nous transforment »
(Eyrolles, 2018).
Le 5 mars, quand Saint-Etienne
s’est qualifié pour la finale
de la Coupe de France, des milliers
de supporteurs se sont embrassés...
Comment expliquer ce besoin
de contact en dépit des consignes
de sécurité liées au Covid-19?
Se toucher, c’est vivre, manifester
sa vitalité, exprimer que nous
sommes vivants. Seuls les morts
ne peuvent pas se toucher physi-
quement. Nous ne sommes pas
des machines, mais des êtres
humains : nous ne pouvons pas
vivre sans contact physique. Les
bébés privés de contact et de tou-
cher de la part de leurs parents
dépriment rapidement, puis
dépérissent. Ils se laissent mourir.
Par ailleurs, nous sommes
enclins à oublier non seulement
le danger, et encore plus
les prescriptions sérieuses ou
les restrictions autoritaires, lors-
que nous vivons un moment
d’effusion. Nous sommes trans-
portés par des sentiments très
forts, submergés par nos émo-
tions. Nous sommes avant tout
des êtres sensibles, la rationalité
ne vient qu’après et ne fait pas
le poids face à la puissance
de notre sensibilité lorsqu’elle
est profondément mobilisée.
Enfin, n’oublions pas que l’in-
conscient ignore la mort. De fait,
le décès d’un être vivant, humain
ou animal, est toujours une sur-
prise, un choc, une effraction.
Brandir la menace de mort, du
fait d’une maladie, d’une guerre
ou autre, n’a jamais empêché
qui que ce soit de prendre des
risques, de braver les interdits,
de surmonter ses peurs, d’aller
au-devant des dangers...
Le fait que l’on soit ouvertement
contraint de limiter les contacts
semble, par une réaction inverse,
les encourager, sous une forme
classique ou réinventée. Selon
un sondage IFOP publié le 9 mars,
75 % des Français continueraient
à se serrer la main pour se saluer...
La maladie, quelle qu’elle soit,
même le sida, est moins impor-
tante que ce besoin fondamental
et vital du lien pour la vie entre
humains.
Une maladie reste abstraite tant
qu’elle ne nous frappe pas
de front. Elle ne communique
pas avec nous. Elle fait partie
d’un monde non humain. Alors
que les autorités comptabilisent
les morts et les cas infectés par
le virus, prônant la nécessité
de précautions, non continuons
à exister avec des besoins fonda-
mentaux, bien plus impérieux
que ce que la raison ou une
instance bureaucratique peut
nous recommander.
Nous ne pouvons pas vivre
sans être en contact avec
nos congénères. Ce n’est pas
possible. Nous avons
fondamentalement besoin de
nous sentir en lien avec les
autres, de manifester concrète-
ment ce lien, de partager chaleur
et affection. Rester à l’écart
n’est pas envisageable, sauf
lorsque nous sommes blessés,
vexés ou que nous boudons,
mais cet évitement ne concerne
qu’une personne précise ou ne
dure qu’un moment.
De surcroît, la vie est une suite
continue de créations. On
ne peut pas éradiquer l’expres-
sion corporelle du salut entre
humains. Enlevez la bise,
la poignée de main réapparaît.
Enlevez la poignée de main,
le check s’installe, etc.
Comment expliquer cette nouvelle
habitude du check? Peut-il
donner plus d’affection qu’une
poignée de main?
Le check permet de s’assurer
de la reconnaissance de l’autre,
comme lorsque l’on donne
un mot de passe pour pouvoir
entrer dans un cercle réservé.
Le check permet de saluer
l’autre, d’entrer en contact
avec lui et d’affirmer son appar-
tenance à la même tribu.
Suivant les habitudes reconnues
et partagées, le check peut expri-
mer plus d’affection qu’une sim-
ple poignée de main ; de même
que l’on échange souvent beau-
coup plus de tendresse profonde
et de chaleur par une accolade,
par un hug que par une bise.
Comment expliquer le besoin
d’un contact physique hors
de la sphère purement intime?
En fait, il y a de l’intime hors
de la sphère privée intime. Cet
intime se partage par le corps,
avec le corps, dans une appro-
che physique qui exprime
une ouverture du cœur, et sur-
tout un désir de partage.
Nous ne souhaitons pas rester
des étrangers pour autrui :
nous souhaitons entrer en
relation à un niveau qui signifie
que nous sommes acceptés
comme un humain, accueilli
comme un semblable.
Propos recueillis par
Maroussia Dubreuil
FAU T S E S E C O U E R!
Shake
En français, on parle
de « check », mais c’est un mot
francisé par notre prononciation
[tchèque], du mot anglais
« shake ». « To shake » signifie
« secouer », et « to shake hands »
serrer la main. Alors que le verbe
« to check » signifie « vérifier ».
L’invention du mot s’est
poursuivie jusque dans
sa conjugaison. Checker :
je te checke ; tu l’as checké? ;
checke-moi ; on se checke?
« Nous ne pouvons pas vivre
sans contact physique »
maines pour essayer de se rappeler s’ils
ont bien désinfecté tel endroit de leur
voiture ou de leur table, ça me saoule. »
Ce qu’il fait lui, c’est le « aircheck » :
« J’arrive pour faire un check – poing
contre poing – et au moment où mon
collègue tend son poing, je recule un peu
le mien. Ça donne une espèce de truc où
on se touche... pas, mais dans lequel il y a
quand même l’intention. »
Cette nouvelle zone grise du salut
n’est pas non plus exempte d’une cer
taine forme d’irrationalité. Selon Domini
que Picard, « on peut bouleverser ses repè
res, mais jusqu’à un certain point. Plus on
est dans l’intime, plus on s’éloigne des rè
gles ». Quand Charles F. se demande si son
comportement a réellement changé, il
conclut finalement assez vite : « En fait,
avec mes potes, et les gens que j’aime bien,
je m’en fous, je pense pas au virus. »
Comme pour 91 % des Français qui conti
nueraient à faire la bise à leurs proches, et
75 % à se serrer la main, selon un sondage
IFOP daté du 9 mars, Charles F. a du mal à
aborder différemment les rituels sociaux,
même dans le contexte actuel. « C’est un
peu comme quand tu fais l’amour, au dé
but on se connaît pas on met des capotes,
et puis après dès qu’on estime qu’on se
connaît, qu’on a un peu confiance en
l’autre, et bien on arrête de se protéger,
alors qu’on ne sait toujours pas si la per
sonne est malade. C’est le même chemine
ment étrange de pensée. On ne se fait pas
la bise au bureau mais on se touche inévi
tablement. On ne se serre pas la main, mais
on se checke en pensant que c’est moins ris
qué, alors que les microbes sont aussi sur le
dos de la main, si on y réfléchit... »
Un rapport publié en 2014 dans
l’American Journal of Infection Control,
recommandait déjà le « fist bump »
- check poing contre poing – comme al
ternative à la poignée de main. Les cher
cheurs avaient évalué trois variables pen
dant l’expérience : le type de salutation,
la longévité de la salutation et la force de
contact d’accueil. Le « high five » – paume
de main contre paume de main – « trans
fère la moitié des microorganismes d’une
poignée de main », tandis que « le fist
bump transmet des quantités encore plus
faibles de bactéries ». Le rapport concluait
sur « la moindre probabilité qu’une salu
tation sans contact puisse remplacer la
poignée de main », mais encourageait ce
pendant « la poursuite de l’adoption du
fist bump qui pourrait réduire considéra
blement la transmission de maladies in
fectieuses entre les individus, et améliorer
la qualité de la vie publique ». En résumé,
si nous n’en sommes pas encore au salut
Vulcain façon Spock dans Star Trek, nous
avançons vers le mieux.
Avec sa dimension hygiénique, le
check (pour être exact, il s’agit du
« shake ») incarnerait donc la bonne al
ternative pour se saluer. « Se dire bon
jour poing contre poing, pied contre pied,
ou coudecoude, c’est une façon de proté
ger l’autre », selon Joachim Barbier, le co
réalisateur du documentaire Shake this
out, une histoire urbaine de la salutation,
sorti en 2015. De nos jours, « quand je te
shake, à la fois je te protège, et à la fois on
dédramatise. On rit et on crée quelque
chose ensemble ».
Le shake est aujourd’hui associé à
la culture afroaméricaine, tant il a été uti
lisé et représenté par le Black Power dans
les années 19601970, repris par des artis
tes de hiphop à l’époque. Pour Joachim
Barbier, sa récupération dans un contexte
totalement différent raconte « quelque
chose de signifiant et d’historique » sur la
puissance et l’influence mondiale de la
culture afroaméricaine. « Même s’il s’agit
d’un mimétisme un peu accessoire de la
street crédibilité ou de l’attitude cool, qui
peut être dénoncé sous le nom d’ap
propriation culturelle, c’est l’histoire du
mélange de la pop culture mondiale. »
S’il ne ressemble pas vraiment à
celui qu’on pratique aujourd’hui au bu
reau, le premier shake fut le poing levé,
né à la fin de la période esclavagiste, au
XIXe siècle. « Quand les esclaves – qui
avaient leurs poignets liés dans le dos, et
leurs pieds enchaînés – furent menés vers
leur émancipation, le simple fait de pou
voir lever le poing était un signe suprême
de liberté. Ça ne symbolisait pas le pouvoir,
mais signifiait : je suis un homme libre, je
peux lever la main et personne ne peut le
contester », raconte, dans Shake this out,
Ted Leonsis, propriétaire de l’équipe de
basket des Washington Wizards.
Par la suite, le shake devint le
moyen de communication non verbale
des soldats afroaméricains lors de la
guerre du Vietnam, quand ils se sa
luaient. Dans le documentaire, un vété
ran se souvient : « C’était notre moment
de réconfort. C’était tout ce qu’il nous res
tait, ça nous unissait. C’était une forme de
camaraderie, de lien. Mais comme l’in
dustrie ne cesse de s’emparer de ces sym
boles et de les exploiter, le handshake
change, il continue d’évoluer. » Mutant,
comme certains virus, en somme.