Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1
D I M A N C H E 1 5 - L U N D I 1 6 M A R S 2 0 2 0

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Restaurant Les Petites
Cantines, à Lyon,
le 1er mars.
JOSEPH GOBIN
POUR « LE MONDE »

I

maginez un restaurant où
les clients cuisinent, met­
tent la table, accueillent,
servent, débarrassent et fi­
nissent à la plonge, ou le ba­
lai en main, alors même
qu’ils paient le repas. Si, si! Ce
drôle de bistrot existe. Les Petites
Cantines, c’est son nom, fait
même salle à manger comble, à
Lyon, près de la gare de Perrache,
proposant, depuis mars 2018,
une fête des voisins perpétuelle,
sans tréteaux bancals ni quiches
à pâte molle.
Une cuisine participative
dont les habitants du quartier
s’emparent, midi et soir, cinq
jours sur sept. Dès 9 h 30, dans
un décor rappelant les déjeuners
du dimanche chez mémé, ils si­
rotent un café en longue tablée
bavarde : échange de nouvelles,
présentation des néophytes, rap­
pel des consignes d’hygiène, plu­
tôt drastiques, sous la houlette
d’une cuisinière de métier, Marie
Huvenne, souriante et solide
« maître de maison » des Petites
Cantines.
Ce jeudi de fin février, ce
pourrait être soupe de patate
douce­butternut, spaghettis aux
légumes rôtis, gâteau banane­
noisette­carotte, suggère­t­elle.
Un menu écologiquement ver­
tueux concocté grâce aux restes
de la veille, aux livraisons d’une
coopérative iséroise cultivant
bio, et aux invendus fournis par

le magasin voisin, La Vie claire.
Aussitôt, la brigade de volontai­
res du jour investit la cuisine, me­
nant de front papotage et éplu­
chage des légumes. Retraitée des
assurances, Maryse Lubrano s’ac­
tive, aussi concentrée que si elle
s’apprêtait à recevoir dix person­
nes chez elle. « Marie, on ne met­
trait pas un peu de parmesan
dans le pesto? »
Coquet chemisier brodé
sous le tablier, la sexagénaire en
baskets vient cuisiner puis déjeu­
ner depuis trois ans. « Ça rigole
pas! », dit­elle en rigolant. Et d’ini­
tier un étudiant à l’art de peler les
pommes d’un geste continu.
« Faut pas hésiter à s’entraîner », le
charrie­t­elle. Aux Petites Canti­
nes, Maryse Lubrano apprend des
astuces (« blanchir puis refroidir à
l’eau glacée les brocolis pour qu’ils
restent bien verts ») mais surtout,
elle s’offre un « bain de confiance
et de jouvence » et se rassure,
après une douloureuse fin de car­
rière en burn­out : « Je n’ai plus
cette appréhension d’être dévalo­
risée. Je trouverai toujours un
moyen d’être utile. »
Les jeudis, loin de son
mari, elle prend l’air dans les ef­
fluves de cuisson, au côté de ses
copines de cantine. « Dans mon
nouveau quartier, je ne connais
pas mes voisins. J’ai bien chargé
l’appli Nextdoor, mais il n’y a que
des jeunes qui veulent faire du jog­
ging. Les gens de mon âge n’ont
pas le réflexe appli... » Ils ont da­
vantage le réflexe papillotes d’ar­
tichaut, pour lesquelles Claude
Perrin, 58 ans, préretraité de La
Poste, affiche une certaine dexté­
rité. « A Lyon, surtout quand on
est seuls, ce n’est plus pareil
qu’avant. Il n’y a plus d’esprit de
quartier. Les Petites Cantines, je
suis passé devant, j’ai vu des gens
qui cuisinaient, des jeunes, des
vieux. J’ai dit que je viendrai... »
A l’heure du repas, d’au­
tres habitués passent une tête
côté fourneaux. « Bonjour la
compagnie! », lance, tonitruant,
« Jacques, clown professionnel » à
barbe blanche. « Personne n’est
obligé de cuisiner, précise la chef,
qui guide sans brusquer. Chacun
donne de son temps comme il
peut ou veut. Les gens qui tra­
vaillent, s’ils offrent à table un
sourire et un bon mot à une per­
sonne qui en a besoin, ils contri­
buent aussi au projet. » Pensé par
Diane Dupré la Tour et Etienne
Thouvenot, ledit projet a la sim­
plicité des meilleures recettes :
développer des liens autour d’un
repas.
En 2013, Mme Dupré La
Tour, journaliste économique
lyonnaise et mère de trois enfants,
perd son conjoint dans un acci­
dent de la route. « J’avais l’aisance
relationnelle, j’étais très entourée,
pourtant je me suis sentie seule au
milieu des autres », confie la tren­
tenaire que réchauffe un large pull
orange. Elle prend le parti de
« choisir la vie » plutôt que de « se
regarder le nombril », cogite avec
un ami ingénieur qui, comme elle,
cherche une nouvelle voie dans
l’économie sociale et solidaire. Et

BRIGADE


La popote


des potes


Aux Petites Cantines,


à Lyon, ce sont


les clients qui cuisinent.


Retraités, étudiants,


précaires et bobos...


Tout le monde est


bienvenu pour s’activer


aux fourneaux,


et préparer des menus


antigaspi et bio


Pascale Krémer

LE MÉCÉNAT
DE COMPÉTENCES,
QUÈSACO?

C’est grâce à ce système
que Les Petites Cantines
essaiment partout
en France. Leur co-
fondateur, Etienne
Thouvenot, est ingénieur
et responsable de l’inno-
vation sociale dans le
groupe SEB. Avec l’ac-
cord de son employeur,
M. Thouvenot consacre
un jour par semaine, tout
en étant payé, au déve-
loppement du réseau de
restaurants participatifs.
Encadré par la loi
Aillagon de 2003, le mé-
cénat de compétences
permet à une entreprise
de mettre à disposition
d’une structure d’intérêt
général, le plus souvent
associative, l’un (ou plu-
sieurs) de ses salariés du-
rant son temps de travail.
La durée et le rythme
(temps partiel ou temps
plein) de ce détache-
ment gracieux sont très
variables. L’entreprise
bénéficie en retour d’un
avantage fiscal, et intè-
gre la pratique à son bi-
lan RSE (responsabilité
sociétale d’entreprise).
Comme le mécénat
dans son ensemble
(28 000 entreprises
mécènes en 2010,
82 000 en 2017, pour un
budget de plus de 3 mil-
liards), le mécénat de
compétences connaît un
« développement signifi-
catif », selon le portail du
mécénat, Admical. Quel-
que 24 000 entreprises
le pratiquent désormais
en France, surtout
les plus grandes. « Ce
système est intelligent.
En étant dans deux struc-
tures différentes, on enri-
chit les deux structures »,
témoigne M. Thouvenot.
Les associations en
manque de subventions
récupèrent une aide
précieuse et se profes-
sionnalisent, quand les
salariés donnent un sens
nouveau à leur parcours
professionnel, tout en ac-
quérant, dans des struc-
tures plus légères, de
nouveaux savoir-faire.

pourquoi pas un restaurant abor­
dable, avec une grande tablée,
comme un refuge de montagne?
« Et on pourrait venir cuisiner? »,
demandent ceux auxquels ils
s’ouvrent.
« Les Petites Cantines sont
donc le fruit de l’intelligence col­
lective », explique le duo. La pre­
mière cantine est lancée en sep­
tembre 2016, dans le quartier
lyonnais de Vaise. En un an,
3 000 personnes adhèrent à l’as­
sociation. Retraités, étudiants ou
décrocheurs, personnes handica­
pées, précaires, immigrées, bobos
et actifs des bureaux... « Nous
avons tous un besoin primaire de
manger. Et un autre, moins
conscientisé, de nous sentir reliés
aux autres », croit la cofondatrice.
Que son cofondateur conforte :
« On mange bien, comme à la mai­
son, sans être en représentation ni
obligé de parler. On est dans la vie,
dans une communauté de quar­
tier, on existe, on est reconnu, ap­
pelé par son prénom. Et si un jour,
bien que ce ne soit pas évident, on
formule un besoin d’aide, il y aura
des gens pour cela. »
Des bras pour un démé­
nagement, des chats gardés, des
essais capillaires d’entraînement
au CAP coiffure, des anniversaires

organisés... Et même un pacs!
L’ultramoderne solitude chantée
par Alain Souchon cesse là où
commence la soirée tartiflette, à
croire Diane Dupré la Tour. « Les
gens reprennent confiance en
l’homme. Ensuite, eux­mêmes
agissent en faveur du lien social,
au dehors des cantines. »
Que n’en ouvre­t­on par­
tout, alors? Cinq fonctionnent
déjà à Lyon (avec plus de
15 000 adhérents), à Croix (près de
Lille) et à Strasbourg. D’autres
s’annoncent, encore à Lyon ou à
proximité (Oullins), puis à Annecy,
Metz, Saint­Etienne et Paris. Au­
tant d’associations indépendan­
tes, portées par les habitants
d’un quartier, soutenues (pour
l’informatique, la formation) par
le réseau des Petites Cantines,
qui reçoit, chaque année, des
centaines d’appels de commu­
nes dont les centres­villes s’étio­
lent. L’ennui, c’est qu’à moins de
20 000 habitants, Les Petites
Cantines ne sont pas viables.
Le montant de l’adhésion
à l’association (à but non lucratif)
est libre, comme la contribution
au repas, dont le coût est évalué à
12,50 euros. Une poignée de par­
tenaires (SEB, Fondation Carre­
four, AG2R La Mondiale, les Petits
Frères des pauvres, Métropole de
Lyon) contribuent aux investisse­
ments, mais, au jour le jour, Les
Petites Cantines s’autofinancent.
« S’il vous plaît, dessert! »,
implore en riant l’expansif
Brahim Affou – « Affou » pour les
intimes de la cantine Perrache.
Gâteau englouti, la reine des pi­
pelettes et des petits hauts
pailletés, Marie Ottin, 59 ans, ex­
auxiliaire de vie en invalidité,
s’éternise à table. Pas un jour
sans elle, aux Petites Cantines :
« Le matin, je ne me dis pas “Il fait
froid, je reste sous la couette”, je
bouge! Même cabossée, je peux
faire. Je retrouve mes potes, on
s’inquiète les uns des autres. Une
petite mamie qui mangeait avec
nous est à l’hôpital, alors on va la
voir, on la gâte. Ici, c’est ma
deuxième famille. » Une thérapie
par le velouté de butternut.

« JE SUIS PASSÉ
DEVANT, J’AI VU
DES GENS QUI
CUISINAIENT,
DES JEUNES,
DES VIEUX.
J’AI DIT QUE
JE VIENDRAI... »
Claude Perrin, 58 ans
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